[6,0] LIVRE SIXIEME. [6,1] I. - Pline à Tiron. Tant que nous étions, vous dans le Picénum, moi au delà du Pô, je m'inquiétais moins de votre absence. Mais me voici de retour à Rome, et vous êtes encore dans le Picénum. C'est maintenant surtout que je vous regrette. Peut-être les lieux où nous avons coutume d'être ensemble me rappellent-ils plus vivement votre souvenir. Peut-être ce désir de revoir les absents augmente-t-il à mesure qu'on se rapproche d'eux, et l'impatience de posséder un bien s'irrite-t-elle d'autant plus, que l'espérance d'en jouir est plus prochaine. Quoi qu'il en soit, délivrez-moi de ce tourment. Venez à Rome, ou bien je retourne aux lieux que j'ai eu l'imprudence de quitter, ne fût-ce que pour éprouver, lorsque vous vous trouverez à Rome sans moi, si vous m'écrivez du style dont je vous écris. Adieu. [6,2] II. - Pline à Arrien. Je songe quelquefois à M. Régulus dans nos audiences: car je ne veux pas dire que je l'y regrette. Demandez-vous pourquoi j'y songe? C'est qu'il rendait hommage à l'importance de notre ministère: il tremblait, il pâlissait en parlant; il écrivait ses discours. Il est vrai qu'il ne pouvait se défaire de certaines habitudes; comme de se couvrir d'un enduit l'oeil droit, s'il plaidait pour le demandeur, et l'oeil gauche, s'il parlait pour le défendeur, de transporter ainsi le bandeau blanc tour à tour de l'un à l'autre sourcil, et de céder à des superstitions ridicules en consultant toujours les aruspices sur le succès de sa cause. Mais tout cela prouvait encore la haute idée qu'il attachait à ses fonctions. Il était d'ailleurs fort agréable de plaider avec lui; car il demandait pour les plaidoiries un temps illimité, et se chargeait de réunir des auditeurs. Quel plaisir de pouvoir, sous la responsabilité d'un autre, discourir autant qu'on le veut, et parler avec faveur dans un auditoire assemblé pour lui seul ! Quoi qu'il en soit, Régulus a bien fait de mourir, et il eût mieux fait encore de mourir plus tôt. Car aujourd'hui, sous un empereur comme le nôtre, qui ne lui laisserait pas le pouvoir de nuire, sa vie n'aurait rien d'alarmant pour le public. Voilà pourquoi il est permis de penser quelquefois à lui. Depuis sa mort, la coutume s'est partout établie de ne donner, de ne demander même, pour plaider, qu'une ou deux clepsydres, et souvent qu'une demi-clepsydre : car ceux qui parlent aiment mieux avoir plaidé que de plaider, et ceux qui écoutent songent plus à expédier qu'à juger : tant est grande la négligence, la paresse, le mépris de ses propres travaux, l'indifférence pour les dangers des parties! Sommes-nous plus sages que nos ancêtres? plus justes que les lois qui accordent tant d'heures, tant de jours, tant de remises? Nos pères étaient-ils donc si stupides et si lourds? Parlons-nous avec plus de clarté? comprenons-nous plus vite? jugeons-nous plus consciencieusement pour dépêcher les causes en moins d'heures qu'ils n'y employaient de jours? Où êtes-vous, Régulus, vous qui, par l'intrigue, obteniez de tous les juges ce que très-peu d'entre eux accordent au devoir? Pour moi, toutes les fois que je suis juge (ce qui m'arrive plus souvent que d'être avocat), je donne libéralement tout le temps qu'on me demande. Je trouve qu'il y a de la témérité à deviner combien doit durer une cause que l'on n'a point entendue, à prescrire des bornes à l'explication d'une affaire qu'on ne connaît pas; et je suis persuadé que la religion d'un juge doit lui faire compter la patience entre ses premiers devoirs, et pour une des plus importantes parties de la justice. Sans doute on dit beaucoup de choses inutiles. Soit; mais ne vaut-il pas mieux les entendre, que de ne pas laisser dire toutes celles qui peuvent être nécessaires? D'ailleurs, comment connaître leur inutilité, quand elles n'ont point encore été dites? Mais il vaut mieux réserver pour nos entretiens ces abus et plusieurs autres qui se font sentir à Rome. L'amour du bien public vous inspire, aussi bien qu'à moi, le désir de voir réformer des usages qu'il serait fort difficile d'abolir tout à fait. Venons maintenant à nos familles. Tout va-t-il bien dans la vôtre? Il n'y a rien de nouveau dans la mienne. Mais du caractère dont je suis, plus je jouis d'un bien, plus il me devient précieux; et plus je souffre d'un abus, plus l'habitude me le rend léger. Adieu. [6,3] III. - Pline à Vérus. Je vous remercie de vous être chargé de faire valoir la petite terre que j'ai autrefois donnée à ma nourrice. Lorsque je lui en fis présent, elle était estimée cent mille sesterces ; ensuite la diminution du revenu en avait déprécié le fonds qui reprendra par vos soins sa première valeur. Souvenez-vous seulement que ce ne sont ni les arbres, ni la terre, que je vous recommande le plus, mais le don que j'en ai fait. Celle qui l'a reçu n'a pas plus d'intérêt à le voir fructifier, que moi qui l'ai offert. Adieu. [6,4] IV. - Pline à Calpurnie. Jamais je ne me suis tant plaint de mes occupations, que lorsqu'elles ne m'ont permis, ni de vous accompagner quand votre santé vous obligea de partir pour la Campanie, ni de vous suivre immédiatement après votre départ. C'est surtout alors que j'eusse désiré d'être avec vous, pour juger par mes yeux si vos forces revenaient, si ce corps délicat se rétablissait, et comment enfin votre tempérament se trouvait des plaisirs de la solitude et de la fertilité du pays. Quand vous vous porteriez bien, je ne supporterais qu'avec peine votre absence : car rien n'inquiète et ne tourmente plus que de ne recevoir quelquefois aucune nouvelle de la personne qu'on aime le plus tendrement. Mais votre absence et votre maladie me jettent dans une profonde perplexité. Je crains tout; je me forge mille chimères; et, comme il arrive quand on est dominé par les alarmes, je suppose toujours ce que je redoute le plus. Je vous prie donc instamment de prévenir mes anxiétés par une et même par deux lettres chaque jour. Je serai plus tranquille, tant que je lirai; mais je retomberai dans mes premières inquiétudes, dès que j'aurai lu. Adieu. [6,5] V. - Pline à Ursus. Je vous ai écrit que Varénus avait obtenu la permission de faire entendre ses témoins. Ce décret a paru juste à la majorité des sénateurs; mais quelques-uns l'ont critiqué, et ont soutenu leur avis avec opiniâtreté; entre autres, Licinius Népos qui, à l'assemblée suivante où l'on délibérait sur un autre sujet, a parlé du dernier sénatus-consulte, et a traité de nouveau la question jugée. Il a même ajouté qu'il fallait prier les consuls de demander au sénat, si son intention était qu'à l'avenir on agit à l'égard du péculat comme à l'égard de la brigue, et que, dans l'une et l'autre accusation, il fût permis à l'accusé, aussi bien qu'à l'accusateur, de produire des témoins. Cette remontrance a déplu à quelques personnes comme tardive et déplacée. Elles trouvaient qu'après avoir négligé l'occasion de s'opposer au décret, on blâmait ce qui était fait, et ce que le décret avait pu prévenir. Le préteur, Jubentius Celsus, dans un discours plein d'énergie, blâmait Népos de s'être érigé en réformateur du sénat. Népos répondit, Celsus répliqua, et ni l'un ni l'autre ne ménagea les injures. Je ne veux pas répéter ce que j'ai été fâché de leur entendre dire. Jugez si j'ai dû approuver la conduite de quelques-uns de nos sénateurs qui, entraînés par la curiosité, couraient tour à tour à Celsus et à Népos, selon que l'un ou l'autre parlait. Ils semblaient tantôt exciter et échauffer la dispute, tantôt l'adoucir et l'apaiser; souvent ils réclamaient, comme dans un spectacle, la protection de César pour l'un ou pour l'autre et quelquefois pour tous deux. Mais ce que j'ai trouvé de plus indigne, c'est que chacun était instruit de ce que son adversaire devait dire contre lui: car Celsus tenait à la main sa réponse écrite sur une feuille, et Népos avait sa réplique tracée sur ses tablettes. L'indiscrétion de leurs amis les a si bien servis, que ces deux hommes, qui devaient se disputer, savaient d'avance tout le détail de leur querelle, comme s'ils l'eussent concertée. Adieu. [6,6] VI. - Pline à Fundanus. Jamais je ne vous ai tant souhaité à Rome qu'en ce moment, et je vous prie d'y venir. J'ai besoin d'un ami qui s'associe à mes désirs, à mes fatigues, à mes inquiétudes. Jules Nason aspire aux honneurs; il a beaucoup de concurrents, des concurrents pleins de mérite qu'il lui sera aussi difficile que glorieux de vaincre. A mon anxiété, à mes alternatives d'espérance et de crainte, je ne croirais pas avoir jamais été consul : il me semble que je sollicite pour la première fois les charges que j'ai remplies. Nason mérite cet empressement par l'affection qu'il m'a vouée depuis longtemps. Mon amitié pour lui n'est pas un bien qu'il ait hérité de son père , car son père et moi nous étions d'âges trop différents pour avoir pu être amis. Toutefois, dans mon enfance, on me le montrait avec les plus grands éloges. Il n'aimait pas seulement les lettres; il chérissait ceux qui les cultivaient; il assistait presque tous les jours aux leçons de Quintilien et de Nicètes Sacerdos, alors mes professeurs. C'était d'ailleurs un homme qui avait un nom et de la considération. Sa mémoire devrait aujourd'hui servir très utilement son fils. Mais, dans le sénat, beaucoup de personnes ne l'ont pas connu, et beaucoup d'autres, qui l'ont connu, ne font cas que des vivants. Nason doit donc, sans trop compter sur la gloire de son père, qui lui donnera plus de lustre que de crédit, ne rien attendre que de ses soins et de ses efforts. Il semble qu'il ait prévu la position où il se trouve, et qu'elle ait toujours réglé sa conduite. Il s'est fait des amis, et il les a cultivés. Il s'est attaché à moi, et m'a choisi pour modèle dès qu'il a été en état de pouvoir choisir. Toutes les fois que je plaide, il s'empresse de venir m'écouter; il assiste à mes lectures. Quand je compose quelque nouvel ouvrage, il le voit, pour ainsi dire, naître et grandir. Il partageait ma confiance avec un frère qu'il a récemment perdu, et dont je dois prendre la place. Quel sujet de regret pour moi ! l'un est fatalement enlevé avant le temps; l'autre est privé de l'appui du meilleur des frères, et abandonné à la protection de ses seuls amis. J'exige donc de votre attachement que vous veniez au plus tôt appuyer mon suffrage du vôtre. Il est d'une grande importance pour moi de vous montrer partout, et d'aller partout avec vous. Tel est votre ascendant, que mes prières, soutenues des vôtres, seront plus efficaces, même auprès de mes amis. Rompez tous les engagements qui pourraient vous retenir. Vous devez ce sacrifice aux intérêts, à la confiance, et j'ajouterai à l'honneur d'un ami. J'ai pris le candidat sous ma protection, et tout le monde le sait. C'est donc moi qui sollicite, c'est moi qui cours des dangers. En un mot, si l'on accorde à Nason ce qu'il demande, l'avantage en sera tout à lui; s'il ne l'obtient pas, c'est moi qui subirai la honte du refus. Adieu. [6,7] VII. - Pline à Calpurnie. Vous me dites que mon absence vous cause beaucoup d'ennui, que votre unique consolation est de lire mes ouvrages, et souvent même de les mettre à ma place auprès de vous. Vos regrets me flattent, et la manière dont vous les calmez ne me flatte pas moins. De mon côté, je relis vos lettres, et les reprends de temps en temps, comme si je venais de les recevoir; mais elles ne servent qu'à rendre plus vif le chagrin que j'ai de ne point vous voir. Quelle douceur ne doit-on point trouver dans la conversation d'une personne dont les lettres ont tant de charmes! Ne laissez pas pourtant de m'écrire souvent, quoique ce plaisir ne soit pas pour moi sans tourment. Adieu. [6,8] VIII. - Pline à Priscus. Vous connaissez Attilius Crescens; vous l'aimez : car y a-t-il quelque personne un peu considérable qui ne le connaisse et qui ne l'aime ? Pour moi, je ne me contente pas de l'affection que tout le monde lui porte ; je le chéris avec une tendresse particulière. Les villes où nous sommes nés ne sont qu'à une journée l'une de l'autre. Notre amitié a commencé dès nos plus jeunes ans ; et ce sont là les amitiés les plus vives. Le temps et la raison, loin de l'affaiblir, n'ont fait que l'augmenter. Tous ceux qui nous connaissent le savent parfaitement : car il se vante partout de mon attachement pour lui, et je ne laisse ignorer à personne combien son honneur, son repos et sa fortune m'intéressent. C'est au point que, pour le rassurer un jour contre l'insolence d'un homme qui allait exercer la charge de tribun, je lui dis : Nul, tant que je vivrai, je t'en donne ma foi, Nul ici n'osera porter la main sur toi. Pourquoi ces détails? pour vous apprendre que, de mon vivant, Attilius ne recevra jamais d'outrage. Encore une fois, me direz-vous, où voulez-vous en venir? Le voici. Valérius Varus devait de l'argent à Attilius. Il est mort en laissant Maxime pour son héritier. Quoique Maxime soit de mes amis, il est encore plus des vôtres. Je vous conjure donc, et j'exige de vous, au nom de notre amitié, que vous fassiez en sorte qu'Attilius soit entièrement remboursé de tout ce qui lui est dû, non seulement en capital, mais en intérêts échus depuis plusieurs années. C'est un homme tout à fait désintéressé, attentif à conserver son bien, et sans aucun emploi lucratif. Sa frugalité fait tout son revenu : car il ne cultive les belles-lettres, où il excelle, que pour son plaisir ou pour sa gloire. La plus petite perte lui est d'autant plus onéreuse, qu'il lui est difficile de la réparer. Délivrez-nous l'un et l'autre de cette inquiétude. Laissez-moi jouir de la douceur et des agréments de sa conversation : car je ne puis voir dans le chagrin celui dont la gaieté dissipe ma tristesse. Enfin vous connaissez son enjouement. Prenez garde, je vous prie, qu'une injustice ne le change en amertume et en mauvaise humeur. Par la vivacité de sa tendresse, jugez quelle serait la violence de son ressentiment. Une âme si grande et si fière ne supportera pas un si outrageant préjudice; et, s'il le supportait, je le poursuivrais, moi, comme une atteinte à mes propres intérêts, comme une injure personnelle, ou plutôt, j'en serais plus indigné que si j'en souffrais moi-même. Mais pourquoi ces déclarations et ces sortes de menaces ? Il est bien plus sûr de finir comme j'ai commencé, et de vous supplier, de vous conjurer de mettre tout en usage pour ne pas donner lieu de croire, ni à lui (ce que je crains très-fortement) que j'ai négligé ses affaires, ni à moi que vous avez négligé les miennes. Vous en viendrez à bout, si vous tenez autant à remplir un de ces devoirs, que je tiens à remplir l'autre. Adieu. [6,9] IX. - Pline à Tacite. Vous me recommandez Jules Nason qui aspire aux charges publiques. A moi, me recommander Nason ! c'est comme si vous me recommandiez à moi-même. Je vous excuse pourtant, et vous le pardonne : car je vous aurais fait la même recommandation, si, vous étant à Rome, j'en eusse été absent. Voilà les inquiétudes de l'amitié: elle croit tout nécessaire. Cependant, je vous le conseille, sollicitez tout autre que moi : je seconderai, je soutiendrai vos instances auxquelles je m'associe. Adieu. [6,10] X. - Pline à Albin. J'ai été visiter ma belle-mère dans sa villa d'Alsium qui appartenait autrefois à Virginius Rufus. Ce lieu a renouvelé ma douleur et mes regrets en me rappelant un illustre et excellent homme. Il se plaisait dans cette retraite qu'il avait coutume d'appeler le nid de sa vieillesse. Partout où se portaient mes pas, mon coeur et mes yeux le cherchaient. J'ai même voulu voir son tombeau, et j'ai regretté de l'avoir vu: car il n'est pas encore achevé, et l'on ne peut s'excuser sur la difficulté du travail. Le monument est plus que modeste : il faut accuser la négligence de.celui à qui le soin en a été confié. J'éprouve à la fois l'indignation et la pitié, quand je vois, dix ans après sa mort, les restes d'un homme dont la gloire est répandue par toute la terre, abandonnés, sans inscription et sans honneur. Il s'était pourtant occupé lui-même de son tombeau. Il avait ordonné qu'on y gravât ces vers qui rappellent une action sublime et immortelle: Ci-git Rufus, dont la victoire De Vindex punit l'attentat, Et qui ne voulut d'autre gloire Que la liberté de l'État. Il faut si peu compter sur les amis, et les morts sont sitôt oubliés, que c'est à nous à bâtir nous-mêmes notre tombeau, et à devancer les soins de nos héritiers. Car comment ne pas craindre ce que nous voyons arriver à Virginius, dont la célébrité rend plus indigne et plus notoire en même temps l'outrage qu'il a reçu? Adieu. [6,11] XI. - Pline à Maxime. 0 jour heureux ! le préfet de la ville m'ayant appelé à siéger avec lui, j'ai entendu plaider, l'un contre l'autre, deux jeunes gens d'une grande espérance, d'un noble caractère, Fuscus Salinator et Numidius Quadratus. Tous deux par leur mérite feront honneur à notre siècle et aux lettres elles-mêmes. Ils ont une intégrité parfaite qui n'ôte rien à leur énergie, un air distingué, une prononciation nette, une voix mâle, une mémoire sûre, un esprit élevé, un jugement exquis. Cet ensemble m'a causé du plaisir. Mais ce qui m'en a fait le plus, c'est qu'ils avaient les yeux attachés sur moi, comme sur leur guide, comme sur leur maitre, et que les auditeurs trouvaient qu'ils voulaient m'imiter et marcher sur mes traces. 0 jour heureux ! je le répète, ô jour que je dois compter parmi les plus beaux de ma vie ! Qu'y a-t-il, en effet, de plus intéressant pour le public, que de voir des jeunes gens d'une naissance illustre chercher à se faire une réputation et un nom par les lettres, et de plus délicieux pour moi, que d'être choisi comme modèle par ceux qui veulent se former au bien ? Puissent les dieux me faire goûter éternellement cette joie ! Puissent-ils (je vous en prends à témoin) rendre meilleurs que moi tous ceux qui me jugeront digne d'être imité ! Adieu. [6,12] XII. - Pline à Fabatus. Vous ne devez pas me recommander timidement ceux que vous jugez dignes de votre protection. Il vous sied d'être utile à beaucoup de gens, et à moi d'acquitter toutes les obligations dont vous pouvez être chargé. Comptez que je rendrai à Vectius Priscus tous les services dont je serai capable, particulièrement sur mon terrain, c'est-à-dire, au tribunal des centumvirs. Vous me priez d'oublier les lettres que vous m'avez, dites-vous, écrites à coeur ouvert ; mais il n'en est point dont je conserve plus chèrement le souvenir. Elles me font vivement sentir combien vous m'aimez, lorsque je vois que vous en usez avec moi comme vous le faisiez avec votre fils. Je l'avoue même, elles m'ont flatté d'autant plus, que je n'avais rien à me reprocher : car j'avais satisfait avec le plus grand zèle à tous les devoirs que vous vouliez m'imposer. Je vous supplie donc avec instance de me traiter toujours avec la même franchise, et de ne pas m'épargner les reproches, quand vous me croirez coupable de négligence (je dis quand vous me croirez capable, car je ne le serai jamais). Nous aurons ainsi tous deux le plaisir de savoir, moi, que ces reproches viennent de l'excès de votre tendresse, vous, que je ne les ai pas mérités. Adieu. [6,13] XIII. - Pline à Ursus. Avez-vous jamais vu un homme plus tourmenté, plus persécuté que mon ami Varénus? Il a été obligé de soutenir, et, pour ainsi dire, de demander encore une fois ce qu'il avait déjà obtenu avec beaucoup de peine. Les Bithyniens ont eu l'audace, non seulement de censurer et de battre en brèche auprès des consuls la décision du sénat, mais encore de l'inculper aux yeux de l'empereur, qui n'était pas présent quand ce décret fut rendu. Renvoyés par lui devant le sénat, ils n'en poursuivirent pas moins leur requête. Claudius Capito parla le premier, je ne dirai pas avec fermeté, mais sans ménagement, en homme qui accusait un sénatus-consulte dans le sénat même. Fronto Catius répondit avec autant d'énergie que de sagesse. Le sénat lui-même s'est admirablement conduit, : car ceux qui, avant le décret, avaient été d'avis de rejeter les demandes de Varénus, ont déclaré qu'on ne pouvait pas refuser après avoir accordé. Ils ont pensé que, lorsque l'affaire était indécise, chacun avait pu opiner selon ses lumières; mais qu'après la décision, l'avis qui avait prévalu devait être adopté par tout le monde. Il n'y eut qu'Acilius Rufus, et avec lui sept ou huit autres, soyons exacts, sept autres seulement, qui persistèrent dans leur premier sentiment. Il y en avait dans ce petit nombre auxquels la gravité de circonstance, ou plutôt, la gravité apparente semblait ridicule. Jugez pourtant, par tout ce que nous coûte ce prélude et cette escarmouche, quels assauts j'aurai à soutenir dans le véritable combat. Adieu. [6,14] XIV. - Pline à Mauricus. Vous me pressez d'aller vous voir à votre villa de Formium. J'irai, à condition que vous ne vous gênerez en rien pour moi, condition réciproque dont je prétends bien profiter à mon tour. Car ce n'est ni la mer, ni ses rivages; c'est vous, c'est le loisir, c'est la liberté que je cherche. Sans cela, il vaudrait mieux demeurer à Rome. Il faut tout faire à son gré, ou tout au gré d'autrui. Tel est mon caractère; je ne veux rien à demi. Adieu. [6,15] XV. - Pline à Romanus. Voici une scène assez plaisante dont vous n'avez pas été témoin. J'étais absent aussi; mais on me l'a contée à mon retour de Rome. Passiénus Paulus, illustre chevalier romain, et personnage fort savant, fait des vers élégiaques : c'est un goùt de famille. Il est du pays de Properce, et même il le compte parmi ses ancêtres. Il lisait en public un ouvrage qui commençait par ces mots : "Priscus, vous ordonnez ---". A cela, Javolénus Priscus, qui assistait à la lecture, comme intime ami de Paulus, s'empresse de répondre : Moi! je n'ordonne rien. Imaginez-vous les éclats de rire et les plaisanteries qui suivirent. Javolénus n'a pas l'esprit fort sain. Cependant il prend part aux devoirs de la vie publique; on le choisit pour conseiller dans nos tribunaux ; son opinion est même légalement admise dans les débats judiciaires, ce qui rend encore plus ridicule et plus remarquable ce qu'il fit alors. Cette extravagance, dont Paulus n'était pas responsable, ne laissa pas de refroidir un peu sa lecture : tant il importe à ceux qui doivent lire leurs ouvrages en public, non seulement d'être sensés eux-mêmes, mais encore de n'avoir que des gens sensés pour auditeurs ! [6,16] XVI. - Pline à Tacite. Vous me demandez des détails sur la mort de mon oncle. afin d'en transmettre plus fidèlement le récit à la postérité. Je vous en remercie : car je ne doute pas qu'une gloire impérissable ne s'attache à ses derniers moments, si vous en retracez l'histoire. Quoique dans un désastre qui a ravagé la plus belle contrée du monde, il ait péri avec des peuples et des villes entières, victime d'une catastrophe mémorable qui doit éterniser sa mémoire; quoiqu'il ait élevé lui-même tant de monuments durables de son génie, l'immortalité de vos ouvrages ajoutera beaucoup à celle de son nom. Heureux les hommes auxquels les dieux ont accordé le privilége de faire des choses dignes d'être écrites, ou d'en écrire qui soient dignes d'être lues ! plus heureux encore ceux auxquels ils ont départi ce double avantage! Mon oncle tiendra son rang parmi les derniers, et par vos écrits et par les siens. J'entreprends donc volontiers la tâche que vous m'imposez, ou plutôt, je la réclame. Il était à Misène où il commandait la flotte. Le neuvième jour avant les calendes de septembre, vers la septième heure, ma mère l'avertit qu'il paraissait un nuage d'une grandeur et d'une forme extraordinaire. Après sa station au soleil et son bain d'eau froide, il s'était jeté sur un lit où il avait pris son repas ordinaire, et il se livrait à l'étude. Il demande ses sandales et monte en un lieu d'où il pouvait aisément observer ce phénomène. La nuée s'élançait dans l'air, sans qu'on pût distinguer à une si grande distance de quelle montagne elle sortait. L'événement fit connaitre ensuite que c'était du mont Vésuve. Sa forme approchait de celle d'un arbre, et particulièrement d'un pin : car, s'élevant vers le ciel comme sur un tronc immense, sa tête s'étendait en rameaux. Peut-être le souffle puissant qui poussait d'abord cette vapeur ne se faisait-il plus sentir; peut-être aussi le nuage; en s'affaiblissant ou en s'affaissant sous son propre poids, se répandait-il en surface. Il paraissait tantôt blanc, tantôt sale et tacheté, selon qu'il était chargé de cendre ou de terre. Ce phénomène surprit mon oncle, et, dans son zèle pour la science, il voulut l'examiner de plus près. Il fit appareiller un navire liburnien, et me laissa la liberté de le suivre. Je lui répondis que j'aimais mieux étudier; il m'avait par hasard donné lui-même quelque chose à écrire, Il sortait de chez lui, lorsqu'il reçut un billet de Rectine, femme de Césius Bassus. Effrayée de l'imminence du péril (car sa villa était située au pied du Vésuve, et l'on ne pouvait s'échapper que par la mer), elle le priait de lui porter secours. Alors il change de but, et poursuit par dévouement ce qu'il n'avait d'abord entrepris que par le désir de s'instruire. Il fait préparer des quadrirèmes, et y monte lui-même pour aller secourir Rectine et beaucoup d'autres personnes qui avaient fixé leur habitation sur cette côte riante. Il se rend à la hâte vers des lieux d'où tout le monde s'enfuyait; il va droit au danger, la main au gouvernail, l'esprit tellement libre de crainte, qu'il décrivait et notait tous les mouvements, toutes les formes que le nuage ardent présentait à ses yeux. Déjà sur ses vaisseaux volait une cendre plus épaisse et plus chaude, à mesure qu'ils approchaient; déjà tombaient autour d'eux des éclats de rochers, des pierres noires, brûlées et calcinées par le feu ; déjà la mer, abaissée tout à coup, n'avait plus de profondeur, et les éruptions du volcan obstruaient le rivage. Mon oncle songea un instant à retourner ; mais il dit bientôt au pilote qui l'y engageait : "La fortune favorise le courage. Menez-nous chez Pomponianus". Pomponianus était à Stabie, de l'autre côté d'un petit golfe, formé par la courbure insensible du rivage. Là, à la vue du péril qui était encore éloigné, mais imminent, car il s'approchait par degrés, Pomponianus avait transporté tous ses effets sur des vaisseaux, et n'attendait, pour s'éloigner, qu'un vent moins contraire. Mon oncle, favorisé par ce même vent, aborde chez lui, l'embrasse, calme son agitation, le rassure, l'encourage; et, pour dissiper, par sa sécurité, la crainte de son ami, il se fait porter au bain. Après le bain, il se met à table, et mange avec gaieté, ou, ce qui ne suppose pas moins d'énergie, avec les apparences de la gaieté. Cependant, de plusieurs endroits du mont Vésuve, on voyait briller de larges flammes et un vaste embrasement dont les ténèbres augmentaient l'éclat. Pour calmer la frayeur de ses hôtes, mon oncle leur disait que c'étaient des maisons de campagne abandonnées au feu par les paysans effrayés. Ensuite, il se livra au repos, et dormit réellement d'un profond sommeil, car on entendait de la porte le bruit de sa respiration que sa corpulence rendait forte et retentissante. Cependant la cour par où l'on entrait dans son appartement commençait à s'encombrer tellement de cendres et de pierres, que, s'il y fût resté plus longtemps, il lui eût été impossible de sortir. On l'éveille. Il sort, et va rejoindre Pomponianus et les autres qui avaient veillé. Ils tiennent conseil, et délibèrent s'ils se renfermeront dans la maison, ou s'ils erreront dans la campagne : car les maisons étaient tellement ébranlées par les effroyables tremblements de terre qui se succédaient, qu'elles semblaient arrachées de leurs fondements, poussées dans tous les sens, puis ramenées à leur place. D'un autre côté, on avait à craindre, hors de la ville, la chute des pierres, quoiqu'elles fussent légères et minées par le feu. De ces périls, on choisit le dernier. Chez mon oncle, la raison la plus forte prévalut sur la plus faible; chez ceux qui l'entouraient, une crainte l'emporta sur une autre. Ils attachent donc avec des toiles des oreillers sur leurs têtes : c'était une sorte d'abri contre les pierres qui tombaient. Le jour recommençait ailleurs ; mais autour d'eux régnait toujours la nuit la plus sombre et la plus épaisse, sillonnée cependant par des lueurs et des feux de toute espèce. On voulut s'approcher du rivage pour examiner si la mer permettait quelque tentative ; mais on la trouva toujours orageuse et contraire. Là mon oncle se coucha sur un drap étendu, demanda de l'eau froide, et en but deux fois. Bientôt des flammes et une odeur de soufre qui en annonçait l'approche, mirent tout le monde en fuite, et forcèrent mon oncle à se lever. Il se lève appuyé sur deux jeunes esclaves, et au même instant il tombe mort. J'imagine que cette épaisse vapeur arrêta sa respiration et le suffoqua. Il avait naturellement la poitrine faible, étroite et souvent haletante. Lorsque la lumière reparut (trois jours après le dernier qui avait lui pour mon oncle), on retrouva son corps entier, sans blessure. Rien n'était changé dans l'état de son vêtement, et son attitude était celle du sommeil plutôt que de la mort. Pendant ce temps, ma mère et moi nous étions à Misène. Mais cela n'intéresse plus l'histoire, et vous n'avez voulu savoir que ce qui concerne la mort de mon oncle. Je finis donc, et je n'ajoute plus qu'un mot : c'est que je ne vous ai rien dit, que je n'aie vu ou que je n'aie appris dans ces moments où la vérité des événements n'a pu encore être altérée. C'est à vous de choisir ce que vous jugerez le plus important. Il est bien différent d'écrire une lettre ou une histoire; d'écrire pour un ami, ou pour le public. Adieu. [6,17] XVII. - Pline à Restitutus. II faut absolument que j'exhale dans une lettre la petite indignation qui vient de me saisir chez un de nos amis, puisque je suis privé du plaisir de vous l'exprimer de vive voix. On lisait un ouvrage excellent. Deux ou trois auditeurs, hommes de talent, si l'on s'en rapporte à eux et à quelques-uns de leurs amis, écoutaient comme des sourds-muets. Pas un mouvement de lèvres, pas un geste; ils ne se levèrent pas même une fois au moins par fatigue d'être assis. Est-ce gravité? est-ce sévérité de goût? ou n'est-ce point plutôt paresse et orgueil? Quel travers ! que dis-je ? quelle folie d'employer une journée entière à blesser un homme, à s'en faire un ennemi, lorsqu'on n'est venu chez lui qu'en témoignage d'intime amitié ! Votre supériorité doit vous rendre d'autant moins jaloux : car la jalousie est un aveu d'infériorité. Que vous ayez plus de mérite, que vous en ayez moins, que vous en ayez autant; louez ou votre inférieur, ou votre maître, ou votre égal : votre maître, parce que, s'il ne mérite point d'éloges, vous n'en sauriez mériter vous-même; votre inférieur ou votre égal, parce que votre gloire est intéressée à élever celui qui marche au dessous ou à côté de vous. Pour moi, je respecte et j'admire tous ceux qui tentent de se distinguer dans les lettres. C'est une carrière qui offre des difficultés, des peines, des dégoûts, et qui dédaigne ceux qui la méprisent. Peut-être penserez-vous différemment ; et cependant qui révère plus que vous la littérature? qui est plus indulgent pour les ouvrages d'autrui? C'est pour cela que je vous ai fait part de mon indignation, certain qu'aucun autre ne pouvait mieux la partager. Adieu. [6,18] XVIII. - Pline à Sabinus. Vous me priez de plaider la cause des Firmiens. Je le ferai, quoique je sois surchargé d'affaires. J'ai un désir trop vif d'attacher à ma clientèle cette illustre colonie, et de vous rendre un service qui vous soit agréable. Est-ce à vous que je refuserais quellque chose, à vous qui daignez publier que vous avez recherché dans mon amitié un honneur et un appui tout ensemble? D'ailleurs c'est pour votre patrie que vous sollicitez. Or, qu'y a-t-il de plus puissant que la prière d'un ami, et de plus glorieux que celle d'un bon citoyen? Vous pouvez donc m'engager à vos Firmiens, ou plutôt aux nôtres. Quand la considération dont jouit leur ville ne mériterait pas seule mon dévouement et mes soins, je ne pourrais me défendre d'une haute estime pour un pays qui a produit un homme aussi estimable que vous. Adieu. [6,19] XIX. - Pline à Népos. Savez-vous que les terres ont augmenté de prix, particulièrement aux environs de Rome? La cause de cette augmentation subite est un désordre dont on a souvent parlé, et qui, dans les derniers comices, avait provoqué une généreuse décision du sénat. Cette décision défendait aux candidats de donner des repas, d'envoyer des présents et de consigner de l'argent. De ces abus, les deux premiers dégénéraient en scandale public; l'autre, quoique secret, n'était pas moins notoire. Homullus, notre ami, eut soin de profiter de cette disposition du sénat. Quand son tour d'opiner fut venu, il pria les consuls de vouloir bien faire connaître à l'empereur le voeu général, et lui demander de comprendre dans les désordres sagement arrêtés, la répression de ce nouvel abus. L'abus a été réprimé. Une loi contre la brigue a proscrit les dépenses des candidats, ces dépenses infâmes qui lës déshonoraient. Elle les oblige en même temps à placer le tiers de leur bien en fonds de terre. Le prince était justement indigné que, tout en aspirant aux charges de l'État, on regardât Rome et l'Italie, non comme sa patrie, mais comme une hôtellerie, comme un séjour étranger qu'on habite en passant. De là grand mouvement parmi les candidats. Tout ce qui est à vendre, ils l'achètent ; et leur empressement inspire à d'autres l'envie de vendre. Ainsi, êtes-vous dégoûté de vos terres d'Italie, saisissez cette double occasion de vous en défaire, et d'en acquérir de nouvelles dans les provinces de l'empire où nos magistrats futurs s'empressent de vendre pour acheter ici. Adieu. [6,20] XX. - Pline à Tacite. La lettre où je vous ai donné les détails que vous me demandiez sur la mort de mon oncle, vous a inspiré, me dites-vous, le désir de connaître les alarmes et les dangers même auxquels je fus exposé à Misène où j'étais resté; car c'est là que j'avais interrompu mon récit. Quoique ce souvenir me saisisse d'horreur, J'obéirai ---. Après le départ de mon oncle, je continuai l'étude qui m'avait empêché de le suivre. Vint ensuite le bain, le repas, je dormis quelques instants d'un sommeil agité. Depuis plusieurs jours, un tremblement de terre s'était fait sentir. Il nous avait peu effrayés, parce qu'on y est habitué en Campanie. Mais il redoubla cette nuit avec tant de violence, qu'on eût dit, non seulement une secousse, mais un bouleversement général. Ma mère se précipita dans ma chambre. Je me levais pour aller l'éveiller, si elle eût été endormie. Nous nous assîmes dans la cour qui ne forme qu'une étroite séparation entre la maison et la mer. Comme je n'avais que dix-huit ans, je ne sais si je dois appeler fermeté ou imprudence ce que je fis alors. Je demandai un Tite-Live. Je me mis à le lire, comme dans le plus grand calme, et je continuai à en faire des extraits. Un ami de mon oncle, récemment arrivé d'Espagne pour le voir, nous trouva assis, ma mère et moi. Je lisais. Il nous reprocha, à ma mère son sang-froid, et à moi ma confiance. Je n'en continuai pas moins attentivement ma lecture. Nous étions à la première heure du jour, et cependant on ne voyait encore qu'une lumière faible et douteuse. Les maisons, autour de nous, étaient si fortement ébranlées, qu'elles étaient menacées d'une chute infaillible dans un lieu si étroit, quoiqu'il fût découvert. Nous prenons enfin le parti de quitter la ville. Le peuple épouvanté s'enfuit avec nous ; et comme, dans la peur, on met souvent sa prudence à préférer les idées d'autrui aux siennes, une foule immense nous suit, nous presse et nous pousse. Dès que nous sommes hors de la ville, nous nous arrêtons; et là, nouveaux phénomènes, nouvelles frayeurs. Les voitures que nous avions emmenées avec nous, étaient, quoiqu'en pleine campagne, entraînées dans tous les sens, et l'on ne pouvait, même avec des pierres, les maintenir à leur place. La mer semblait refoulée sur elle-même, et comme chassée du rivage par l'ébranlement de la terre. Ce qu'il y a de certain, c'est que le rivage était agrandi, et que beaucoup de poissons étaient restés à sec sur le sable. De l'autre côté, une nuée noire et horrible, déchirée par des tourbillons de feu, laissait échapper de ses flancs entr'ouverts de longues traînées de flammes, semblables à d'énormes éclairs. Alors l'ami dont j'ai parlé revint plus vivement encore à la charge. Si votre frère, si votre oncle est vivant, nous dit-il, il veut sans doute que vous vous sauviez; et, s'il est mort, il a voulu que vous lui surviviez. Qu'attendez-vous donc pour partir? Nous lui répondîmes que nous ne pourrions songer à notre sùreté, tant que nous serions incertains de son sort. A ces mots, il s'élance, et cherche son salut dans une fuite précipitée. Presque aussitôt après la nue s'abaisse sur la terre et couvre les flots. Elle dérobait à nos yeux l'ile de Caprée, qu'elle enveloppait, et nous cachait la vue du promontoire de Misène. Ma mère me conjure, me presse, m'ordonne de me sauver, de quelque manière que ce soit. Elle me dit que la fuite est facile à mon âge; que pour elle, affaiblie et appesantie par les années, elle mourrait contente, si elle n'était pas cause de ma mort. Je lui déclare qu'il n'y a de salut pour moi qu'avec elle. Je lui prends la main, je la force à doubler le pas. Elle m'obéit à regret, et s'accuse de ralentir ma marche. La cendre commençait à tomber sur nous, quoiqu'en petite quantité. Je tourne la tète, et j'aperçois derrière nous une épaisse fumée qui nous suivait en se répandant sur la terre comme un torrent. Pendant que nous voyons encore, quittons le grand chemin, dis-je à ma mère, de peur d'être écrasés dans les ténèbres par la foule qui se presse sur nos pas. A peine nous étions-nous arrêtés, que les ténèbres s'épaissirent encore. Ce n'était pas seulement une nuit sombre et chargée de nuages, mais l'obscurité d'une chambre où toutes les lumières seraient éteintes. On n'entendait que les gémissements des femmes, les plaintes des enfants, les cris des hommes. L'un appelait son père, l'autre son fils, l'autre sa femme; ils ne se reconnaissaient qu'à la voix. Celui-ci s'alarmait pour lui-même, celui-là pour les siens. On en vit à qui la crainte de la mort faisait invoquer la mort même. Ici on levait les mains au ciel ; là on se persuadait qu'il n'y avait plus de dieux, et que cette nuit était la dernière, l'éternelle nuit qui devait ensevelir le monde. Plusieurs ajoutaient aux dangers réels des craintes imaginaires et chimériques. Quelques-uns disaient qu'à Misène tel édifice s'était écroulé, que tel autre était en feu: bruits mensongers qui étaient accueillis comme des vérités. Il parut une lueur qui nous annonçait, non le retour de la lumière, mais l'approche du feu qui nous menaçait. Il s'arrêta pourtant loin de nous. L'obscurité revint. La pluie de cendres recommença plus forte et plus épaisse. Nous nous levions de temps en temps pour secouer cette masse qui nous eût engloutis et étouffés sous son poids. Je pourrais me vanter qu'au milieu de si affreux dangers, il ne m'échappa ni une plainte ni une parole qui annonçât de la faiblesse; mais j'étais soutenu par cette pensée déplorable et consolante à la fois, que tout l'univers périssait avec moi. Enfin cette noire vapeur se dissipa, comme une fumée ou comme un nuage. Bientôt après nous revîmes le jour et même le soleil, mais aussi blafard qu'il apparait dans une éclipse. Tout se montrait changé à nos yeux troublés encore. Des monceaux de cendres couvraient tous les objets, comme d'un manteau de neige. Nous retournâmes à Misène. Chacun s'y rétablit de son mieux, et nous y passâmes une nuit entre la crainte et l'espérance. Mais la crainte l'emportait toujours, car le tremblement de terre continuait. La plupart, égarés par de terribles prédictions, aggravaient leurs infortunes et celles d'autrui. Cependant, malgré nos périls passés et nos périls futurs, il ne nous vint pas la pensée de nous éloigner, avant d'avoir appris des nouvelles de mon oncle. Vous lirez ces détails; mais vous ne les ferez point entrer dans votre ouvrage. Ils ne sont nullement dignes de l'histoire; et, si vous ne les trouvez pas même convenables dans une lettre, ne vous en prenez qu'à vous seul qui les avez exigés. Adieu. [6,21] XXI. - Pline à Caninius. Je suis du nombre de ceux qui admirent les anciens, mais sans dédaigner, comme certains esprits, les génies de notre siècle. Je ne puis croire que la nature soit épuisée de fatigue et ne produise plus rien de bon. Je suis donc allé dernièrement entendre Virginius Romanus. Il lisait à un petit nombre d'amis une comédie composée sur le modèle de la comédie ancienne. L'ouvrage est si remarquable, qu'il pourra quelque jour servir lui-même de modèle. Je ne sais si vous connaissez Romanus, quoique vous deviez le connaître. C'est un homme distingué par sa probité, par l'élégance de son esprit et par la variété de ses ouvrages. Il a composé des mimiambes pleins de légèreté, de finesse, de grâce et fort éloquemment écrits dans leur genre : car il n'est point de genre où l'éloquence n'ait sa place, lorsqu'on y excelle. Il a fait des comédies dans le goût de Ménandre et des autres poètes de cette époque. Vous pourrez marquer leur rang entre celles de Plaute et de Térence. C'est la première fois qu'il s'est essayé dans la comédie ancienne, quoique ces nouvelles productions ne ressemblent pas à des essais. Force, grandeur, délicatesse, sel, douceur, grâce, rien ne lui manque. Il flétrit le vice et donne de l'attrait à la vertu. Ses allusions sont pleines de goût; et, s'il nomme ses personnages, c'est avec convenance. Je n'ai à lui reprocher qu'un excès de prévention pour moi. Mais, après tout, le mensonge est permis aux poètes. Enfin je tâcherai de lui escamoter sa pièce, et je vous l'enverrai pour la lire, ou plutôt pour l'apprendre par coeur: car je suis sûr que, une fois que vous l'aurez entre vos mains, vous ne pourrez plus la quitter. Adieu. [6,22] XXII. - Pline à Tiron. Il vient de se passer une chose qui intéresse grandement ceux qui sont destinés au gouvernement des provinces et ceux qui se livrent aveuglément à leurs amis. Lustricus Bruttianus, ayant découvert plusieurs crimes de Montanus Atticinus, son lieutenant, en informa l'empereur. Atticinus renchérit sur ses désordres pour accuser celui qu'il avait trompé. Le procès a été instruit. J'étais du nombre des juges. L'un et l'autre ont plaidé leur cause, mais brièvement, et en se bornant à exposer les chefs et les arguments principaux : c'est le moyen le plus court de connaître la vérité. Bruttianus représenta son testament qu'il disait écrit de la main d'Atticinus. Rien ne pouvait mieux prouver la secrète liaison qui les unissait, et la nécessité qui forçait Bruttianus à se plaindre d'un homme qu'il avait tant aimé. Tous les chefs d'accusation parurent à la fois révoltants et d'une évidence manifeste. Atticinus, ne pouvant se justifier, récrimina contre Bruttianus. Sa défense révéla son opprobre, et ses accusations trahirent sa scélératesse. Après avoir corrompu l'esclave du secrétaire de Bruttianus, il avait surpris et altéré les registres, et poussé la lâcheté jusqu'à tourner contre son ami le crime qu'il avait commis lui-même. La conduite de l'empereur fut admirable. Sans daigner rien prononcer pour absoudre Bruttianus, il passa aussitôt à Atticinus, le condamna et le relégua dans une île. On a rendu un éclatant témoignage de l'intégrité de Bruttianus. Sa fermeté même lui a fait honnneur: car, après s'être justifié en très-peu de mots, il a vivement soutenu l'accusation qu'il avait intentée, et il a montré autant de vigueur que de loyauté et de franchise. Je vous écris tout ceci pour vous avertir que, dans le gouvernement où vous êtes appelé, vous devez compter sur vous-même plus que sur tout autre; et en même temps pour vous apprendre que, si l'on venait à vous tromper (ce qu'aux dieux ne plaise!), vous avez ici une vengeance toute prête. Mais prenez bien garde de n'en pas avoir besoin; car il est moins doux d'être vengé, que pénible d'être trompé. Adieu. [6,23] XXIII. - Pline à Triarius. Vous me priez avec instance de me charger d'une cause à laquelle vous prenez un grand intérêt, et qui d'ailleurs a de l'importance et de l'éclat. Je m'en chargerai; mais il vous en coûtera quelque chose. Quoi ! direz-vous, se peut-il que Pline ---. Oui, cela se peut; car le salaire que j'exige me fera plus d'honneur qu'une plaidoirie gratuite. Voici donc mon marché. Crémutius Ruson plaidera avec moi. J'ai coutume d'en user ainsi, et c'est un bon office que j'ai déjà rendu à plusieurs jeunes gens de grande famille. J'ai un désir extrême d'introduire au barreau les jeunes orateurs, et de les signaler à la renommée. Mon cher Ruson, plus que personne, avait droit à ce service : je le dois à sa naissance, je le dois à la noble affection qu'il me porte. Je m'estime heureux de le faire paraître dans les mêmes causes et plaider pour les mêmes parties que moi. Hâtez-vous de m'obliger avant qu'il plaide ; car, dès qu'il aura plaidé, vous me remercierez. Je vous garantis qu'il répondra parfaitement à vos désirs, à ma confiance et à la grandeur de la cause. Il a les plus rares dispositions, et, dès que je l'aurai produit, il sera bientôt lui-même en état de produire les autres. Car, malgré toute la supériorité du génie d'un homme, il ne faut pas s'attendre qu'il puisse percer, si le sujet, si l'occasion lui manque, ou même un protecteur et un patron. Adieu. [6,24] XXIV. - Pline à Macer. Combien la différence des personnes n'en met-elle pas dans le jugement qu'on porte de leur conduite ! Les mêmes actions sont élevées jusqu'aux nues ou ravalées, suivant le nom illustre ou obscur de leurs auteurs. Je me promenais dernièrement sur le lac de Côme avec un vieillard de mes amis. Il me montra une villa, et même une chambre qui s'avance sur le lac. C'est de là, me dit-il, qu'un jour une femme de notre pays s'est précipitée avec son mari. J'en demandai la raison. Depuis longtemps le mari était rongé d'un ulcère aux parties secrètes du corps. Sa femme le pria de permettre qu'elle examinât son mal, et l'assura que personne ne lui dirait plus sincèrement qu'elle s'il pouvait guérir. Elle ne l'eut pas plutôt vu, qu'elle en désespéra. Elle l'exhorta à se donner la mort, l'accompagna pour cet objet, lui montra le chemin, lui donna l'exemple, et le mit dans la nécessité de l'imiter, car, après s'être attachée avec lui, elle se jeta dans le lac. Ce fait ne m'est connu que depuis peu de temps, quoique je sois de la ville. Et cependant est-il moins digne de mémoire que le dévouement tant vanté d'Arria? Non; mais Arria avait un nom plus illustre. Adieu. [6,25] XXV. - Pline à Hispanus. Vous me mandez que Robustus, illustre chevalier romain, a fait route avec Attilius Scaurus, mon ami, jusqu'à Otricoli, et que, depuis, on ne l'a plus revu. Vous me priez de faire venir Scaurus, pour nous aider, s'il est possible, à retrouver les traces de son compagnon de voyage. Il viendra; mais je crains que ce ne soit inutilement. J'appréhende que Robustes n'ait eu le même sort que Métilius Crispus, mon compatriote. Je lui avais obtenu de l'emploi dans l'armée; je lui avais même donné à son départ quarante mille sesterces pour se monter et s'équiper; et je n'ai reçu depuis ni lettre de lui, ni nouvelles de sa mort. On ne sait s'il a été tué par ses gens, ou avec eux. Ce qui est certain, c'est que ni lui ni aucun d'eux n'a reparu. Plaise au ciel qu'il n'en soit pas ainsi de Robustus! Cependant prions Scaurus de venir : c'est le moins qu'on puisse accorder à vos instances, aux généreuses prières d'un fils, dont l'ardeur à rechercher son père est à la fois si tendre et si généreuse. Puissent les dieux le lui faire retrouver, comme il a retrouvé déjà celui qui l'accompagnait ! Adieu. [6,26] XXVI. - Pline à Servien. Je suis ravi que vous destiniez votre fille à Fuscus Salinator, et je vous en félicite. Sa famille est patricienne, son père est un homme des plus honorables, et sa mère n'a pas moins de droits à l'estime. Pour lui, il chérit l'étude, il est instruit dans les lettres, il est même éloquent. Il a la simplicité d'un enfant, l'enjouement d'un jeune homme, la sagesse d'un vieillard; et ma tendresse pour lui ne m'abuse point. Je l'aime infiniment, sans doute, et il s'en est rendu digne par son dévouement, par son respect. Mais mon amitié ne me rend point aveugle: je le juge d'autant plus sévèrement, que je l'aime davantage. J'ai appris à le connaître à fond, et je vous réponds que vous aurez en lui le meilleur gendre que vous puissiez même espérer. Il ne lui reste plus qu'à vous rendre bientôt grand-père de petits-enfants qui lui ressemblent. Qu'il sera doux pour moi, le temps où je pourrai prendre entre vos bras ses enfants et vos petits-enfants, pour les tenir dans les miens avec la même tendresse que s'ils étaient à moi ! Adieu. [6,27] VII. - Pline à Sévérus. Vous me priez d'examiner quels honneurs vous pourriez décerner à l'empereur, lorsque vous aurez pris possession du consulat. Il est aussi aisé de trouver que difficile de choisir, car ses vertus fournissent une ample matière. Je vous écrirai pourtant ce que je pense, ou plutôt le vous le dirai de vive voix, après vous avoir exposé d'abord mon incertitude. Je ne sais si le parti que j'ai pris moi-mcme est celui que je dois vous conseiller. Désigné consul, je supprimai un éloge, qui sans doute n'était pas une flatterie, mais qui en avait l'apparence. En cela, je n'affectais ni liberté ni hardiesse; mais je connaissais le prince, et je savais que la louange la plus digne de lui, c'était de ne lui en accorder aucune par nécessité. Je me souvenais que l'on avait prodigué les honneurs aux plus méchants princes, et qu'on ne pouvait mieux distinguer notre excellent empereur qu'en ne le traitant pas comme eux. J'énonçais ouvertement et à haute voix ma pensée, de peur que mon silence ne passât pour oubli. Voilà ce que je crus devoir faire alors. Mais les mêmes choses ne plaisent pas et ne conviennent pas à tout le monde. D'ailleurs les motifs qui déterminent nos actions changent avec les hommes, les événements, les circonstances; et l'on ne peut nier que les derniers exploits de notre grand prince n'offrent une juste occasion de lui déférer des distinctions nouvelles, des honneurs éclatants. J'en reviens donc à ce que je disais d'abord. J'ignore si je dois vous conseiller de faire ce que j'ai fait; mais je sais bien que, pour vous guider dans votre conduite, j'ai dû vous rappeler celle que j'ai tenue moi-même. Adieu. [6,28] XXVIII. - Pline à Pontius. Je sais les raisons qui vous ont empêché d'arriver avant moi dans la Campanie. Mais, malgré votre absence, je vous y ai trouvé tout entier : tant on m'a prodigué en votre nom les provisions de la ville et de la campagne! Moi, en homme avide, j'ai tout pris. Vos gens me pressaient avec instance, et je craignais d'ailleurs, en refusant, de vous irriter contre moi et contre eux. Une autre fois, mettez des bornes à votre profusion, ou j'en mettrai moi-même. J'ai d'avance averti vos domestiques que, s'ils m'apportaient encore tant de choses, ils remporteraient tout. Vous me direz que je dois user de votre bien, comme s'il était à moi. D'accord ; mais je l'épargnerai comme le mien. Adieu. [6,29] XXIX. - Pline à Quadratus. Avidius Quiétus, qui avait pour moi la plus tendre amitié, et qui m'honorait d'une estime dont le souvenir ne m'est pas moins cher, me parlait souvent de Thraséas avec lequel il avait été intimement lié. Entre autres choses, il rappelait que ce grand homme prescrivait à l'orateur de se charger de trois sortes de causes, de celles de ses amis, des causes abandonnées, et de celles qui intéressent l'exemple. De celles de ses amis : cela n'a pas besoin d'explication; des causes abandonnées, parce que c'est là que se montrent surtout et la grandeur d'âme et la générosité d'un avocat; des causes qui intéressent l'exemple, parce qu'il n'est pas indifférent que l'exemple donné soit bon ou mauvais. A ces trois genres de causes j'ajouterai, par orgueil peut-être, celles qui ont de l'éclat : car il est juste de plaider quelquefois pour sa réputation et pour sa gloire, c'est-à-dire de plaider sa propre cause. Voilà, puisque vous me demandez mon avis, quelles règles j'assigne à votre dignité et à votre délicatesse. Je sais que l'usage passe pour le meilleur maître d'éloquence, et qu'il l'est en effet. Je vois même beaucoup de gens médiocres, illettrés, parvenir à bien plaider en plaidant souvent. Mais pour moi, j'éprouve la vérité de ce que disait Pollion, ou de ce qu'on lui a fait dire : «Bien plaider m'a fait plaider souvent; plaider souvent m'a fait plaider moins bien. » C'est qu'en effet l'habitude donne plus de facilité que de talent. Au lieu de confiance, c'est de la présomption qu'elle inspire. Isocrate, avec sa faible voix et sa timidité naturelle, n'a pu parler en public. En a-t-il moins passé pour un grand orateur? Lisez donc, écrivez, méditez, pour être en état de parler quand vous le voudrez, et vous parlerez quand il vous conviendra de le vouloir. Voilà la règle que j'ai presque toujours suivie. J'ai quelquefois obéi à la nécessité qui tient elle-même sa place entre les meilleures raisons. J'ai plaidé des causes par ordre du sénat. C'étaient de celles que Thraséas a comprises dans sa troisième classe, et qui étaient importantes pour l'exemple. J'ai soutenu les peuples de la Bétique contre Bébius Massa. Il s'agissait de savoir si on leur permettrait d'informer. La permission leur en fut donnée. J'ai prêté mon ministère aux mêmes peuples dans l'accusation qu'ils ont intentée contre Cécilius Classicus. Il était question d'examiner si les officiers de la province devaient être punis comme complices et ministres du proconsul. Ils l'ont été. J'ai accusé Marius Priscus. Condamné pour péculat, il se retranchait derrière une loi trop douce, et dont la sévérité était loin d'égaler l'énormité de ses crimes. Il a été exilé. J'ai défendu Julius Bassus. Je fis voir qu'il avait été plus imprudent et malavisé que coupable. On lui a donné des juges, et il a conservé sa place au sénat. Enfin j'ai plaidé dernièrement pour Varénus qui demandait à produire aussi des témoins. Il l'a obtenu. Puisse-t-on toujours ainsi ne m'ordonner de plaider que des causes dont je pourrais avec honneur me charger volontairement! Adieu. [6,30] XXX. - Pline à Fabatus. Oui, nous devons célébrer l'anniversaire de votre naissance comme la nôtre, puisque tout le bonheur de nos jours dépend des vôtres, et que, grâce à votre zèle et à vos soins, nous vous sommes redevables de notre joie à Rome et de notre sûreté à Côme. Votre villa de Campanie, ancien domaine de Camillius, a été maltraitée par le temps. Cependant les parties du bâtiment qui ont le plus de prix sont encore entières ou fort peu endommagées. Nous songeons donc à le faire parfaitement rétablir. Je crois avoir beaucoup d'amis; mais de l'espèce dont vous les cherchez, et tels que l'affaire présente les demande, je n'en ai presque pas un seul. Ce sont tous gens de robe, que leurs emplois attachent à la ville, tandis que l'inspection des terres veut un robuste campagnard, qui ne trouve ni la fatigue pénible, ni l'emploi vil, ni la solitude ennuyeuse. Vous avez bien raison de songer à Rufus, puisqu'il a été l'ami de votre fils. J'ignore cependant quels services il pourra nous rendre en cette occasion. Je crois seulement qu'il a le plus vif désir de nous être utile. Adieu. [6,31] XXXI. - Pline à Cornélien. L'empereur a daigné m'appeler au conseil qu'il a tenu en son palais, nommé palais des Cent-Chambres. Rien ne peut se comparer au plaisir que j'y ai goûté. Quel bonheur de voir la justice, la sagesse, l'affabilité du prince, surtout dans le secret où ces vertus se révèlent davantage ! On a jugé différents procès, propres à exercer de plus d'une manière la capacité du juge. Claudius Ariston, le plus éminent citoyen d'Éphèse, y a été entendu. C'est un homme bienfaisant, et qui, par sa popularité sans intrigue, s'est attiré l'envie. Suscité par des gens qui ne lui ressemblent guère, un délateur est venu l'accuser. Ariston a été absous et vengé. Le jour suivant, on a jugé Galitta, accusée d'adultère. Mariée à un tribun des soldats qui allait bientôt solliciter les charges publiques, elle avait déshonoré le rang de son mari et le sien par ses relations intimes avec un centurion. Le mari en avait écrit au lieutenant consulaire, et celui-ci au prince. L'empereur, après avoir pesé toutes les preuves, cassa le centurion, et l'exila. Il restait encore à punir la moitié du crime qui, de sa nature, est nécessairement le crime de deux.. Mais l'amour retenait le mari dont la faiblesse fut blâmée. Car, même après avoir accusé sa femme d'adultère, il l'avait gardée chez lui, comme si c'était assez pour lui que son rival fût éloigné. On l'avertit qu'il devait achever ses poursuites : il ne les acheva qu'à regret. Mais, malgré l'accusateur, il fallait condamner l'accusée. Aussi fut-elle condamnée et abandonnée aux peines portées par la loi Julia. L'empereur, dans la sentence qu'il prononça, eut soin de nommer le centurion, et de rappeler qu'il agissait dans l'intérêt de la discipline militaire, pour ne pas paraître évoquer à son tribunal toutes les causes d'adultère. Le troisième jour, on traita une affaire qui avait occupé et partagé les esprits. On informa relativement aux codicilles de Julius Tiron, dont une partie était reconnue vraie, et dont l'autre, disait-on, était fausse, Sempronius Sénécion, chevalier romain, et Eurythmus, affranchi de l'empereur, et l'un de ses agents, étaient accusés. Les héritiers, par une lettre écrite en commun, avaient supplié le prince, pendant son expédition contre les Daces, de vouloir bien se réserver la connaissance de cette affaire. II se l'était réservée. De retour à Rome, il leur avait donné jour pour les entendre. Quelques-uns des héritiers ayant voulu, comme par respect pour Eurythmus, se désister de l'accusation, l'empereur dit cette belle parole: "Il n'est point Polycléte, et je ne suis pas Néron". Il avait pourtant accordé un délai aux accusateurs, après lequel il voulut prononcer. il ne parut que deux héritiers, qui se bornèrent à demander que, tous ayant intenté l'accusation, tous fussent obligés de la soutenir, ou qu'il leur fût permis à eux-mêmes, comme aux autres, de l'abandonner. L'empereur parla avec autant de modération que de noblesse; et l'avocat de Sénécion et d'Eurythmus ayant dit que l'on ne pouvait refuser d'entendre les accusés, sans les livrer à toute la malignité des soupçons : "Ce qui m'inquiéte", dit-il, "ce n'est pas qu'ils y soient livrés; c'est de m'y voir livré moi-même". Après cela, se tournant vers nous : "Voyez", dit-il, "ce que nous avons à faire; car ces gens-là veulent qu'on examine s'ils ont eu le droit de ne pas accuser". Alors, de l'avis du conseil, il prononça, ou que tous les héritiers seraient tenus de poursuivre l'accusation, ou que chacun d'eux produirait les motifs de son désistement; sinon qu'ils seraient condamnés eux-mêmes comme calomniateurs. Vous voyez quelles occupations nobles et austères remplissaient ces jours qui s'achevaient dans les délassements les plus agréables. L'empereur nous admettait toujours à sa table, très frugale pour un si grand prince. Quelquefois il faisait jouer des scènes fort piquantes; d'autres fois la conversation se prolongeait avec charme dans la nuit. Le dernier jour, avant notre départ, il prit soin (tant sa bonté est attentive !) de nous envoyer à chacun des présents. Autant j'étais ravi de la dignité qui règne dans ces jugements, de l'honneur d'y être consulté, de la douce et simple affabilité dit prince, autant j'étais enchanté de la beauté même du lieu. Représentez-vous une magnifique villa, environnée de vertes campagnes, et dominant le rivage où un port se construit en ce moment. De solides ouvrages en fortifient la partie gauche; on travaille à l'autre côté. Devant le port s'élève une île, destinée à rompre les flots que les vents y poussent avec violence, et qui protége des deux côtés le passage des vaisseaux. Elle est formée avec un art digne d'attirer l'attention. D'énormes pierres y sont apportées sur un large navire. Jetées sans cesse l'une sur l'autre, elles demeurent fixées par leur propre poids, et s'amoncellent peu à peu en forme de digue. Déjà apparaît et se dresse la cime du rocher qui brise et lance au loin dans les airs les flots dont il est assailli. La mer s'agite avec fracas, blanchissante d'écume. On lie cette masse de pierres par des constructions faites pour donner un jour à cet ouvrage l'apparence d'une île naturelle. Ce port s'appellera du nom de celui qui l'a construit, et il sera fort commode; car c'est une retraite sur une côte qui s'étend fort loin, et qui n'en offrait aucune. Adieu. [6,32] XXXII. - Pline à Quintilien. Quoique vous soyez d'une modération extréme, et que vous ayez donné à votre fille l'éducation qui convenait à ta fille de Quintilien et à la petite-fille de Tutilius, cependant, comme elle doit épouser Nonius Céler, homme des plus distingués et auquel ses fonctions publiques imposent une certaine représentation, il faut qu'elle règle sa toilette et son train sur le rang de son mari. Ces accessoires extérieurs n'ajoutent pas au mérite, mais ils le font valoir. Or je sais que, si vous êtes riche des biens de l'âme, vous l'êtes peu de ceux de la fortune. Je prends donc sur moi une partie de vos obligations; et, comme un second père, je donne à notre chère fille cinquante mille sesterces. Je ne me bornerais pas là, si je n'étais persuadé que la médiocrité du présent pourra seule déterminer votre délicatesse à l'accepter. Adieu. [6,33] XXXIII. - Pline à Romanus. Suspendez, leur dit-il, vos travaux commencés. Et vous aussi, soit que vous écriviez, soit que vous lisiez, abandonnez, quittez tout pour prendre mon divin plaidoyer, comme les ouvriers de Vulcain pour forger les armes d'Énée. Pouvais-je plus fièrement débuter? Aussi s'agit-il du meilleur de mes plaidoyers : car c'est bien assez pour moi de lutter avec moi-méme. Je l'ai composé pour Accia Variola. Le rang de la personne, la singularité de la cause, la solennité du jugement lui donnent de l'intérêt. Cette femme, d'une naissance illustre, mariée à un homme qui avait été préteur, s'était vue déshéritée par un père octogénaire, onze jours après qu'entraîné par une folle passion il avait donné une belle-mère à sa fille. Elle revendiquait sa succession devant les quatre tribunaux des centumvirs réunis. Cent quatre-vingts juges siégeaient dans cette affaire : c'est tout ce qu'en renferment les quatre tribunaux. De part et d'autre, les avocats remplissaient en grand nombre les siéges qui leur avaient été destinés. La foule des auditeurs environnait de cercles redoublés la vaste enceinte du tribunal. On se pressait même autour des juges, et les galeries hautes de la basilique étaient encombrées, les unes de femmes, les autres d'hommes, avides d'entendre, ce qui n'était pas facile, et de voir, ce qui était fort aisé. Grande était l'attente des pères, des filles, et même des belles-mères. Les avis se partagèrent : deux tribunaux furent pour nous, et les deux autres contre. C'est chose remarquable et surprenante qu'une même cause, plaidée par les mêmes avocats, entendue par les mêmes juges, ait été dans le même temps si diversement jugée, ce semble par un effet du hasard, mais sans qu'il parût s'en être mêlé. Enfin la belle-mère a perdu son procès. Elle était instituée héritière pour un sixième. Subérinus n'a pas eu plus de succès, lui qui, après avoir été déshérité par son père, sans avoir jamais osé se plaindre, avait l'impudence de venir demander la succession du père d'un autre. Je vous ai donné ces détails, d'abord pour que ma lettre vous apprît ce que mon plaidoyer ne pouvait vous apprendre ; et puis, je vous avouerai mon artifice, pour vous mettre en état de lire mon discours avec plus de plaisir, quand vous croirez moins lire un plaidoyer qu'assister à un jugement. Quoiqu'il soit long, j'espère qu'il vous plaira autant que s'il était des plus courts : car l'abondance des matières, l'ordre ingénieux des divisions, les courtes narrations dont il est semé, et la variété de l'expression semblent le renouveler sans cesse. Vous y trouverez tour à tour (je n'oserais le dire à d'autres) de l'élévation, de la vigueur, de la simplicité. En effet, j'ai souvent été obligé de mêler des calculs à ces choses nobles et véhémentes, et de demander presque des jetons et un registre; si bien que le tribunal des centumvirs semblait changé tout à coup en tribunal domestique. J'ai donné l'essor à mon indignation, à ma colère, à ma douleur, et, dans une si grande cause, j'ai manœuvré, comme en pleine mer, sous plusieurs vents différents. En un mot, la plupart de mes amis regardent ce plaidoyer (je le répète) comme mon chef-d'oeuvre. C'est ma harangue pour Ctésiphon. Vous en jugerez mieux que personne, vous qui connaissez si bien mes plaidoyers : il vous suffira de lire celui-ci pour le comparer à tous les autres. Adieu. [6,34] XXXIV. - Pline à Maxime. Vous avez fort bien fait de promettre un combat de gladiateurs à nos chers habitants de Vérone qui depuis longtemps vous aiment, vous admirent, vous honorent. Votre épouse, d'ailleurs, provenait de Vérone. Ne deviez-vous pas a la mémoire d'une femme que vous aimiez et que vous estimiez tant, quelque monument public, quelque spectacle, et celui-ci surtout qui convient si bien à des funérailles? D'ailleurs, on vous le demandait si unanimement, qu'il y aurait eu plus de dureté que de fermeté à repousser le voeu général. Ce qui ajoute encore à votre générosité, c'est que vous y ayez satisfait de si bonne grâce et avec tant d'éclat car la noblesse de l'âme se montre jusque dans ce genre de munificence. J'aurais voulu que les panthères d'Afrique que vous aviez achetées en si grand nombre fussent arrivées à temps. Mais, quoiqu'elles aient manqué à la fête, retenues par les orages, vous méritez pourtant qu'on vous en ait toute l'obligation, puisqu'il n'a pas tenu à vous de les y faire paraître. Adieu.