[1,0] LIVRE PREMIER. [1,1] Je chanterai l'année romaine, ses divisions, leurs causes; je dirai quand les constellations apparaissent, quand elles descendent sous l'horizon. Accueillez cet ouvrage, Germanicus César (1), avec un sourire bienveillant: dirigez la course de mon timide navire; [1,5] ne dédaignez pas un modeste hommage: ce livre se donne à vous; soyez-lui propice. J'exhumerai des antiques annales pour les faire passer devant vos yeux, et nos cérémonies religieuses et les événements qui ont signalé tels et tels jours; vous reconnaîtrez, parmi nos fêtes, celles qui sont pour votre famille l'objet d'un culte domestique; [1,10] plus d'une fois vous lirez le nom de votre père, le nom de votre aïeul; et l'honneur qu'ils ont obtenu d'être inscrits dans nos fastes, un jour aussi vous l'obtiendrez, ainsi que Drusus votre frère (2). Que d'autres célèbrent les exploits de César; moi je parlerai des autels qu'il a élevés, des nouvelles solennités qu'il a instituées. [1,15] Secondez mes efforts au milieu de ces chants, où doit éclater la gloire de vos ancêtres; chassez de mon coeur les craintes inquiètes: que j'espère en votre appui, et je me sentirai inspiré. Il ne faut qu'un de vos regards pour soutenir ou décourager mon génie. La page où j'ai tracé ces vers semble frissonner, dans l'attente du jugement d'un savant prince, [1,20] comme si je l'envoyais au tribunal même du dieu de Claros. Nous avons senti en effet le charme tout puissant de sa parole, quand il combattait avec les armes de l'éloquence pour des accusés tremblants, et, si un élan soudain l'emporte vers la poésie, nous savons en quels flots abondants sa verve s'épanche. [1,25] Si je le puis donc, si les dieux le permettent, ô poète, laissez un poète vous remettre les rênes de son char, afin que, sous vos auspices, l'année romaine accomplisse heureusement sa révolution toute entière. Lorsque le fondateur de Rome voulut régler la division du temps, il établit que l'on compterait deux fois cinq mois dans son année. On le voit, Romulus, tu connaissais mieux la guerre que l'astronomie: [1,30] ta grande étude était de vaincre les peuples voisins. Pourtant, César, il est des raisons qui le persuadèrent, et son erreur même n'est pas sans excuses. Dix mois suffisent pour que l'enfant sorte du sein de sa mère; Romulus pensa que cette même période de temps devait être la mesure de l'année. [1,35] C'est aussi pendant dix mois que l'épouse, après la mort de son époux, porte, dans sa demeure solitaire, les tristes vêtements du veuvage; ce fut là sans doute ce qui frappa l'esprit de Quirinus, vêtu de la trabée (3), quand il fixa pour ses peuples grossiers les divisions de l'année. Le premier mois fut consacré à Mars, le second à Vénus; [1,40] Romulus descendait de Vénus, et Mars était son père. La vieillesse donna son nom au troisième, la jeunesse au quatrième; les autres furent désignés chacun par le rang qu'ils occupaient. Numa, ne voulant pas laisser sans honneurs et Janus et les mânes des aïeux, augmenta le nombre des mois, et aux anciens il en ajouta deux autres. [1,45] J'exposerai maintenant la loi qui règle les jours; car ils ne sont pas tous consacrés aux mêmes devoirs. Ils sont dits néfastes, quand les trois paroles sacramentelles (4) ne peuvent être prononcées dans les tribunaux; fastes, quand la justice suit son libre cours; et ne croyez pas qu'un même jour ne puisse avoir qu'une distinction: [1,50] tel est néfaste le matin, qui sera faste le soir; en effet, dès qu'on a offert aux dieux les entrailles des victimes, la parole cesse d'être interdite, et le préteur, recouvre le droit de rendre ses arrêts tout-puissants. Il est des jours de comices où le peuple vient remplir les enceintes du champ de Mars; il est des jours de marché, qui reviennent quand le disque de la lune reparaît pour la neuvième fois. [1,55] Les Calendes romaines (5) sont consacrées au culte de Junon; les ides (6) voient couler, devant les autels de Jupiter, le sang d'une belle et blanche brebis; aucune divinité ne préside aux Nones (7). Le lendemain de tous ces jours, notez-le avec une attention religieuse, est marqué de couleur noire; ce présage est tiré des événements de notre histoire: ce sont les jours où Rome, [1,60] trahie par le sort des combats, a essuyé de sanglantes défaites. Ceci s'applique à toute la série de nos fastes; je le dis une fois, et je ne le répéterai plus, afin de ne pas rompre à chaque instant le fil de ce poème. Janus paraît, et vous annonce une année heureuse, ô Germanicus; c'est par son nom que j'inaugure mes chants. [1,65] Dieu à double visage, c'est de toi que part l'année pour s'écouler sans bruit; toi qui, sans tourner la tête, vois ce que nul autre dieu ne peut voir, montre-toi propice aux chefs dont l'active sollicitude donne le repos à l'Océan et la sécurité à la terre, qui nous prodigue ses trésors; montre-toi propice à tes sénateurs, au peuple de Quirinus, [1,70] et, d'un signe, ouvre-nous les portes de ton magnifique sanctuaire. Un jour fortuné se lève; silence et recueillement: une fête demande des paroles de fête. Plaideurs, laissez reposer nos oreilles; trêve, trêve à vos criailleries insensées! Reprends haleine, race à la langue envenimée! [1,75] voici que s'allument des feux dont l'air se parfume; voici que pétille, au foyer, le safran, la fleur de Cilicie; l'éclat de la flamme est répété par l'or des temples, et se joue aux voûtes sacrées en clartés vacillantes. On monte à la roche tarpéienne en habits de fête, [1,80] et le peuple veut que la blancheur de ses vêtements soit le symbole de cette solennité. Déjà les faisceaux marchent devant les nouveaux consuls; la nouvelle pourpre attire les regards éblouis; de nouveaux magistrats se sont assis sur l'ivoire éclatant des chaises curules. Les jeunes taureaux qu'ont nourris les gras pâturages des Falisques présentent aux coups de la hache leur tête que le joug avait respectée. [1,85] Salut, jour fortuné! apporte-nous toujours d'heureux présages; tu mérites les hommages d'un peuple roi; Jupiter n'aperçoit rien qui n'appartienne à Rome, quand, du haut de l'Olympe, il contemple l'univers. Mais comment parlerai-je de toi, Janus à double forme? [1,90] la Grèce n'a aucune divinité qui te ressemble. Dis-nous donc pourquoi, seul des immortels, tu vois en même temps ce qui est devant toi et ce qui est derrière. Tandis que, mes tablettes à la main, je roulais ces questions dans mon esprit, une lumière éclatante se répandit dans ma demeure, [1,95] et, soudain, je vis paraître devant moi le saint, le merveilleux, le double Janus! Immobile de stupeur, je sentis mes cheveux se dresser d'épouvante; un froid subit glaça mon coeur. Le dieu, tenant dans sa main droite un bâton, une clef dans sa gauche, [1,100] m'apostrophe en ces termes: "Rassure-toi, chantre laborieux des jours; je vais répondre à tes demandes; prête une oreille attentive à mes discours. Autrefois (car je suis chose antique), autrefois on m'appelait chaos; tu vas voir à quelle époque lointaine remontent mes récits. [1,105] Cet air diaphane et les trois autres éléments, le feu, l'eau, la terre se tenaient ensemble et ne faisaient qu'un tout; mais ces natures hétérogènes n'ayant pu rester longtemps unies, brisèrent leurs liens et se disséminèrent dans l'espace. Le feu monta vers les régions supérieures, au-dessous se répandit l'air, [1,110] au centre s'établirent la terre et les eaux; c'est alors que, cessant d'être une masse informe et grossière, je repris le corps et la figure d'un dieu. Maintenant même, je garde quelques traces de cette confusion primitive: je suis le même par devant et par derrière; [1,115] mais il est une autre raison de cette singularité de ma figure; en te l'apprenant, je t'apprendrai quel est mon pouvoir. Tout ce que tes yeux embrassent, les cieux, l'Océan, les nuages et la terre, c'est à ma main qu'il est donné de les fermer ou de les ouvrir; c'est à moi qu'on a confié la garde de cet univers immense; [1,120] c'est moi qui le fais tourner sur ses gonds. Si je permets à la Paix de sortir de mon temple, asile où elle sommeille, les chemins s'aplanissent devant elle, et elle y marche en liberté; et, si je cesse de retenir la guerre sous d'inébranlables verrous, le monde est bouleversé, inondé de carnage. [1,125] Je veille aux portes du ciel avec l'aimable cortège des Heures; Jupiter ne peut entrer ni sortir sans moi: c'est pour cela qu'on m'appelle Janus. Lorsque le prêtre dépose sur mes autels le gâteau fait avec les dons de Cérès, et le froment mêlé de sel, les noms sous lesquels il m'invoque pendant le sacrifice te feront sourire: tantôt c'est Patulcius, et [1,130] tantôt Clusius (8), deux désignations qu'imagina la naïve antiquité pour correspondre à mes divers mystères. Tu connais ma puissance; je t'expliquerai maintenant ma figure, quoique déjà elle ne soit plus une énigme pour toi. [1,135] Toute porte a deux faces, dont l'une regarde la rue et l'autre le lare domestique; assis près du seuil de vos maisons, le portier voit entrer et sortir: portier de l'habitation des dieux, [1,140] j'ai les yeux à la fois sur l'orient et sur l'occident; le visage d'Hécate fait face à trois côtés pour veiller sur les trois voies qui divisent nos carrefours; de même, de peur qu'en tournant la tête je ne perde des moments précieux, il m'a été donné de voir sans bouger, en même temps, et devant et derrière". [1,145] Il se tut, et ses traits me disaient que, si je lui adressais de nouvelles demandes, il ne refuserait pas de me satisfaire; enhardi, et délivré de ma première frayeur, je lui rendis grâces, et je prononçai ce peu de mots les yeux baissés vers la terre: "Dites-moi, ô Janus, pourquoi l'année s'ouvre par l'hiver, [1,150] quand il serait si naturel qu'elle recommençât avec le printemps. Alors tout fleurit; c'est partout comme un autre âge qui s'annonce: le bourgeon se hâte d'éclore sur le sarment gonflé de sève; l'arbre cache sa nudité sous son nouveau feuillage; le grain germe et l'herbe s'élève jusqu'à la hauteur des sillons; [1,155] l'air attiédi résonne du chant des oiseaux; les troupeaux bondissent dans la prairie. Alors le soleil est bienfaisant, l'hirondelle se montre après une longue absence, et façonne son nid d'argile sous la poutre de nos toits; alors le sol est rendu à la culture, et se renouvelle sous la charrue. [1,160] Comment ne pas reconnaître à tous ces signes la véritable renaissance de l'année?" À ma longue question le dieu fit sans délai cette brève réponse: "C'est en hiver que le soleil commence et achève son cours: Phébus et l'année doivent repartir ensemble. " [1,165] Je m'étonnais ensuite que les tribunaux ne fussent pas fermés à ce premier jour: "En voici la cause, me dit Janus: je n'ai pas voulu que les affaires fussent alors suspendues, de peur qu'après un tel début, l'année entière ne s'écoulât dans l'oisiveté; aussi chaque ouvrier met-il la main à son métier [1,170] et prélude à ses travaux ordinaires." - " Pourquoi, repris-je, offrant un sacrifice à d'autres dieux, dois-je pourtant commencer par offrir à vous-même et l'encens et le vin?" - "Afin que, gardien des célestes demeures, je ménage à tes prières un accès facile vers chaque divinité." - [1,175] "Pourquoi, au jour de vos Calendes, ces souhaits de bonheur ces paroles bienveillantes, que nous échangeons entre nous?" - Alors, s'appuyant sur le bâton que tenait sa main droite, "Un présage, dit-il, est attaché au commencement de toute chose; toute première parole est écoutée avec une attention craintive; [1,180] c'est l'oiseau aperçu le premier qui fait loi pour l'augure. Les temples viennent de s'ouvrir; les dieux prêtent l'oreille; aucune des prières que prononce la bouche des mortels n'est perdue, chaque syllabe en retentit aux cieux." Janus avait déjà fini, mais je ne gardai pas longtemps le silence, et ma voix se mêlant presque aux derniers accents de la sienne: [1,185] "Que signifient, lui dis-je, les dattes, les figues ridées, le miel blanc dans un vase blanc, que les Romains s'offrent alors?" - "Ce sont autant de présages; on souhaite par là que l'agréable saveur du présent se retrouve dans la destinée, et que l'année, dans son cours, soit exempte de toute amertume." - "Je comprends le sens de ces emblèmes. Mais pourquoi des cadeaux en argent? [1,190] Je voudrais ne rien ignorer de ce qui se rattache à vôtre fête." - Le dieu sourit: "O que tu connais mal ton siècle, si tu crois l'argent moins doux à recevoir que le miel! À peine aurais-je trouvé, sous le règne de Saturne, un homme pour qui le gain fût sans charmes; [1,195] le temps n'a fait qu'accroître cette passion des richesses, qui maintenant est à son comble; il n'est plus de limites qu'elle puisse dépasser. L'or a plus de prix aujourd'hui qu'à ces âges reculés, où le peuple était pauvre, où Rome ne faisait que de naître, alors que Quirinus, le fils de Mars, n'avait pour palais qu'une cabane, [1,200] et que les joncs du fleuve formaient sa couche grossière. À peine Jupiter tenait-il tout entier dans son temple étroit, et la foudre qu'il tenait dans sa main était d'argile; des branches d'arbres verts suffisaient à parer ce Capitole, où étincellent maintenant des pierres précieuses; le sénateur faisait paître lui-même ses brebis, [1,205] ou ne rougissait pas de goûter sur la paille un sommeil paisible, et de se faire un oreiller de foin. Le consul quittait la charrue pour dicter des lois au peuple; et c'eût été un crime que de posséder une feuille d'argent. Mais quand la Fortune du lieu eut levé la tête, [1,210] quand Rome, dans sa puissance, atteignit les cieux, on vit croître à la fois les richesses et la cupidité; plus on a, plus on désire. C'est à qui amassera pour prodiguer, c'est à qui amassera pour combler le vide de ses prodigalités; et ces vicissitudes mêmes deviennent l'aliment d'une passion toujours renaissante. [1,215] Ainsi dans cette maladie où le ventre se gonfle d'eaux intérieurement épanchées, plus on a bu, plus on veut boire encore. Aujourd'hui l'or seul a du prix, l'or donne les honneurs, donne les amis; rien pour celui qui est pauvre. Tu me demanderas peut-être si une pièce de monnaie est d'un bon augure, [1,220] et pourquoi mes mains reçoivent avec plaisir l'airain antique? C'était l'airain qu'on m'offrait jadis; mais maintenant l'or est un plus heureux présage; l'ancien métal est vaincu, et c'est le nouveau qu'on lui préfère. Nous nous trouvons aussi très bien, nous autres, des temples d'or, tout en approuvant la simplicité des premiers âges; la magnificence rehausse le culte des dieux. [1,225] Nous rendons justice au passé, mais nous profitons du présent. D'ailleurs chacun peut adopter à son gré l'un ou l'autre usage." Janus avait cessé de m'instruire; du ton respectueux que j'avais conservé jusqu'alors, j'adressai ces mots au dieu porte-clef: "Vous m'avez beaucoup appris déjà, et pourtant je ne sais pas encore pourquoi, sur les pièces d'airain, [1,230] on voit gravé d'un côté un vaisseau, de l'autre une figure à deux têtes. " - "Tu pourrais, dit-il, me reconnaître dans cette double image, si la vétusté n'en avait altéré les traits. Quant à l'explication du navire, la voici: le dieu qu'on représente armé d'une faux, chassé par Jupiter du ciel, son empire, avait déjà erré dans tout l'univers, quand son vaisseau entra dans le fleuve de l'Étrurie. [1,235] C'est dans ces contrées que je me rappelle lui avoir donné asile; c'est pourquoi, longtemps, elles portèrent le nom de Saturne, et le nom de Latium exprime également qu'un dieu était venu s'y cacher. La pieuse postérité grava un navire sur sa monnaie, [1,240] pour consacrer le souvenir de l'hospitalité qu'un dieu avait reçue dans le pays. J'ai occupé moi-même aussi la rive gauche du Tibre, qu'il rase paisiblement de son onde sablonneuse. Là, où maintenant tu vois Rome, s'élevait une forêt vierge; et ce petit coin de terre, réservé à de si hautes destinées, nourrissait à peine quelques boeufs. [1,245] J'avais fixé mon séjour sur la colline que ce siècle religieux a désignée par mon nom, en l'appelant Janicule. Je régnais alors que la terre supportait encore les dieux, et qu'ils pouvaient habiter au milieu des mortels. Les crimes de la race humaine n'avaient pas encore fait fuir la justice; [1,250] de toutes les divinités, elle fut la dernière à s'éloigner. Ce n'était point alors la force ni la crainte du châtiment qui contenaient les peuples, mais la honte seule de mal faire, et tous suivaient sans trouble les simples lois de l'équité. Je n'avais rien à démêler avec la guerre; je maintenais la paix; je veillais sur les portes; et il ajouta, en montrant sa clef: "voilà mes armes." [1,255] Le dieu se taisait; ma bouche alors s'ouvrit, et mes paroles provoquèrent de nouveau les siennes: "Pourquoi, de tous les temples qui te sont consacrés, celui qui touche à deux Forums (9) est-il le seul où l'on adore ton image?" Le dieu, caressant d'une main la barbe qui descend sur sa poitrine, [1,260] me raconta aussitôt la guerre de Tatius, descendant d'Oebalus; comment une gardienne perfide, séduite par des bracelets d'or, avait montré le chemin de la citadelle au chef des Sabins. Alors, comme aujourd'hui, existait cette pente rapide par laquelle vous descendez du Capitole, dans la vallée et du côté des places publiques. [1,265] Déjà ils étaient arrivés à la porte dont Junon, pour vous perdre, avait enlevé les serrures; n'osant engager une lutte contre cette auguste déesse, je tirai parti de mes attributions pour déjouer ses projets à mon tour. C'est à moi qu'il appartient d'ouvrir un passage aux fontaines, je l'ouvris; [1,270] je fis jaillir les eaux en nappes soudaines, après avoir eu soin d'embraser du soufre sous la source glacée, afin que ce torrent bouillonnant fermât le chemin à Tatius. La ruse réussit, les Sabins furent repoussés. Le danger une fois passé, le lieu reprit sa forme première; [1,275] ce fut là qu'on m'éleva un petit temple et qu'on me dressa un petit autel où la flamme sacrée consume le froment et les gâteaux." - " Mais pourquoi vous cacher pendant la paix, et sortir de votre retraite au cliquetis des armes?" -Je reçus aussitôt cette réponse: "Pour que le peuple, parti pour la guerre, ne rencontre aucun obstacle à son retour, [1,280] les serrures tombent, et ma porte s'ouvre tout entière; la guerre terminée, je ferme mon temple, pour que la paix ne trouve aucune issue, et il en sera longtemps ainsi, grâce au nom redouté des Césars. " Il dit, et, portant ses regards dans des directions différentes, il embrasse d'un coup d'oeil ce qui se passait sur la terre. [1,285] La paix régnait, et déjà le Rhin (10), ô Germanicus, vous avait vu conquérir les honneurs du triomphe, par la soumission de ses ondes rebelles. Faites, Janus, que nous conservions éternellement la paix et les héros qui nous la donnent. Que celui à qui nous devons un bien si précieux veille à jamais sur son ouvrage. Voici maintenant ce qu'il m'a été permis de lire dans les Fastes mêmes. [1,290] En ce jour, nos pères consacrèrent deux temples. L'île que le Tibre entoure de ses deux bras reçut Esculape, né de Phébus et de la nymphe Coronis; Jupiter y réside aussi, et dans ce séjour, que les deux divinités se partagent, le temple de l'aïeul et celui du petit-fils s'élèvent à côté l'un de l'autre. [1,295] Mais qui m'empêche de chanter les étoiles, leur lever, leur coucher? C'est une tâche que j'ai promis aussi d'accomplir. Heureux les esprits qui, les premiers, s'inquiétèrent de cette science, jaloux de pénétrer jusque dans la demeure des dieux. Sans doute, en même temps qu'ils détournaient leurs regards de cette fange terrestre, ils perdaient de vue aussi les passions humaines. [1,300] Rien n'arrêta l'essor de ces âmes sublimes, ni Vénus, ni le vin, ni les travaux du barreau, ni les fatigues de la guerre; l'ambition mobile, la gloire aux attraits menteurs, la soif de l'or n'ont pu les séduire; [1,305] ils ont rapproché de mes yeux les astres si éloignés de la terre, et la voûte éthérée est devenue la conquête de leur génie. C'est ainsi qu'on atteint les cieux, et non pas en entassant l'Ossa sur l'Olympe, et en faisant toucher aux étoiles la cime du Pélion. Nous aussi, guidés par ces illustres devanciers, nous voulons mesurer les cieux [1,310] et placer sous chaque signe le jour qui lui correspond. À la troisième nuit qui précède les Nones, quand les gouttes de la rosée céleste auront humecté la terre, vous chercherez en vain à découvrir le cancer aux huit pattes : il s'est plongé dans les mers du couchant. [1,315] Voici les Nones. Des torrents de pluie, tombant du noir séjour des nuages, t'annoncent le lever de la Lyre; quatre jours après, viennent les Agonales: on sacrifie à Janus. C'est de toi sans doute que cette fête a reçu son nom, ministre des autels, [1,320] qui immoles la victime offerte aux dieux; lorsque, relevant tes vêtements, tu t'apprêtes à rougir d'un sang fumant le couteau sacré. "Frapperai-je?" (11) dis-tu; et tu frappes seulement quand l'ordre est donné. D'autres, remarquant que la victime ne se présente pas spontanément, mais qu'on la conduit à l'autel, font dériver ce nom de cette action même; [1,325] d'autres pensent que les Agonales s'appelaient agnales chez nos pères, et retranchent une lettre dans le mot; enfin, agonia n'exprimerait-il pas la frayeur (12) qui saisit l'animal, quand, à travers l'eau des bassins, il voit briller le fer qui va lui donner la mort? Selon quelques-uns, [1,330] ce jour porterait le nom grec des jeux auxquels se livraient nos ancêtres. Troupeau, dans le vieux langage, se disait agonia, et je ne reconnais pour vraie que cette dernière étymologie. Ce qui n'est pas moins certain, c'est que le roi des sacrifices doit immoler aux dieux, non la brebis à la toison épaisse, mais le bélier, son époux; [1,335] l'animal qui tombe sous une main victorieuse s'appelle victime, et hostie quand une agression hostile vient d'être repoussée. Jadis, avec un peu de froment et quelques grains d'un sel brillant et pur, l'homme se conciliait la bienveillance des dieux. [1,340] Un vaisseau étranger n'avait pas encore traversé les mers pour nous apporter les pleurs de la myrrhe; l'Euphrate ne nous avait pas encore envoyé l'encens, ni l'Inde la plante du costus (15); on ne connaissait pas le safran aux filaments empourprés; on ne voyait fumer sur les autels que l'herbe sabine et le laurier qui pétille en brûlant. [1,345] Il était riche celui qui pouvait ajouter quelques violettes aux fleurs des champs tressées en couronne; et le fer qui ouvre maintenant les flancs du taureau était alors sans emploi dans les sacrifices. Cérès, la première, vit couler avec plaisir le sang de la truie avide, [1,350] justement punie de mort pour avoir détruit, dans leur germe, les trésors de la moisson. La déesse, au retour du printemps, avait vu la bête aux rudes soies déterrant la semence, gonflée déjà d'un suc laiteux; la vengeance avait suivi le crime. Ce terrible exemple ne devait-il pas t'apprendre, ô bouc, à respecter les sarments? [1,355] Quelqu'un l'aperçoit mordant à belles dents la vigne, et l'indignation lui arrache ces paroles: "Bouc, tu as rongé la vigne, mais elle ne laissera pas de produire une liqueur qui te sera versée sur les cornes au pied des autels!" La menace s'accomplit, [1,360] et les cornes du bouc sont arrosées de vin avant qu'on ne te l'immole, ô Bacchus, en expiation de son attentat. Ainsi, le bouc et la truie portent la peine de leur crime; mais le boeuf, qu'avait-il fait? Et vous paisibles brebis? Aristée pleurait: il avait vu ses abeilles périr jusqu'à la dernière, et les rayons rester inachevés dans la ruche déserte; [1,365] sa mère, nymphe des eaux, essayait de le consoler dans sa douleur, et telles furent les dernières paroles qu'elle lui adressa : "Sèche tes larmes, ô mon fils! Protée te rendra ce que tu regrettes, et cette perte qui t'afflige, il saura la réparer; mais pour qu'il ne se joue pas de tes efforts en changeant de figure, [1,370] attache fortement ses deux mains." Le jeune homme arrive jusqu'au devin, et, tandis que le vieil habitant des ondes s'abandonne au sommeil, ses bras sont enchaînés. D'abord il appelle son art à son secours: il essaie de vingt métamorphoses; enfin, dompté par les liens qui le retiennent, il reparaît sous sa première forme, [1,375] et secouant sa tête humide, sa barbe azurée: "Tu veux savoir, dit-il, comment tes abeilles te seront rendues: immole un taureau , couvre son corps de terre, et ce que tu demandes, ce taureau te le donnera." Le berger obéit; bientôt de nouveaux essaims s'échappent, en bourdonnant, des entrailles putréfiées de la victime: [1,380] une seule mort a enfanté mille vies. Pour la brebis, un arrêt fatal la condamne: elle a osé brouter la verveine qu'une vieille avait coutume de cueillir pour les divinités rustiques. Quel animal pourra se croire en sûreté si la brebis qui nous donne la laine, et le boeuf qui laboure la terre, doivent aller au temple recevoir le coup mortel? [1,385] Le Perse immole un cheval au radieux Hypérion (14); ce dieu rapide ne voudrait pas d'une victime à la marche tardive. La biche, qui fut une fois offerte à Diane à la place d'une jeune fille, tombe maintenant encore, quoiqu'il n'y ait plus de jeune fille à sauver. J'ai vu les Sapéens (15) et les peuplades [1,390] qui habitent au milieu des neiges de l'Hémus, jeter les entrailles des chiens sur l'autel de la triple Hécate. On sacrifie l'âne au gardien sévère des campagnes; pourquoi? L'histoire en est un peu licencieuse; mais c'est du dieu Priape qu'il s'agit. La Grèce célébrait la fête du dieu couronné de lierre, que ramène l'hiver tous les trois ans; [1,395] les dieux amis de Bacchus s'y étaient rendus, avec tous les dieux amis de la joie, les Pans, la troupe lascive des Satyres, les nymphes qui habitent les fleuves et les campagnes solitaires, et le vieux Silène, lourdement assis sur son âne qui ploie, [1,400] et le dieu peint en rouge, dont les nudités épouvantent les timides oiseaux. Les ombrages d'une forêt prêtaient un nouveau charme au festin; des lits de gazon avaient reçu les convives, et chacun d'eux s'était couronné de feuillage. Bacchus fournissait le vin; près de là coulait un ruisseau; mais les buveurs usaient sobrement de ses ondes. [1,405] Les naïades étaient debout; les unes laissaient flotter librement leur chevelure, les autres, d'une main savante, l'avaient disposée avec art autour de leur front. Celle-ci, pour servir les convives, a relevé sa tunique au-dessus du genou; celle-là écarte les voiles qui cachaient son sein; l'une découvre son épaule, l'autre traîne sur les gazons son vêtement qui s'est détaché; [1,410] aucun lien n'enchaîne leurs pieds délicats. C'est ainsi qu'elles embrasent des plus doux feux le coeur des Satyres. Quelques-unes s'attaquent au dieu dont les tempes sont ornées d'un rameau de pin; d'autres viennent réveiller en toi les brûlants désirs, ô Silène; rien chez toi n'a pu les éteindre encore, et tu ne veux pas vieillir pour les larcins de l'amour. [1,415] Mais le rubicond Priape, l'ornement et la défense de nos jardins, parmi tant de beautés, ne voit que la beauté de Lotis; il la convoite, il l'appelle de ses voeux; pour elle seule il soupire; mille gestes, mille mouvements de tête expriment son ardeur impatiente; mais les belles sont orgueilleuses: la fierté suit la beauté, [1,420] et Lotis laisse assez voir son dédain pour cet amant ridicule. La nuit vient; vaincus par l'ivresse, les dieux sont étendus çà et là, et s'abandonnent au sommeil. Fatiguée de ses jeux folâtres, Lotis repose à l'écart sur l'herbe touffue, sous un bosquet d'érables. [1,425] Priape se lève, et retenant son souffle, et de son pied effleurant à peine la terre, il s'avance doucement et sans bruit. Arrivé vers la retraite où dort la belle nymphe, il voudrait ne pas respirer, de peur que son haleine ne la réveille. Déjà il se balance près d'elle; il touche à son lit de gazon, [1,430] et cependant elle reste profondément assoupie. Transporté de joie, il soulève le voile qui couvre les pieds de Lotis, et, au moment où une route charmante va le conduire au terme de ses voeux, ô contretemps fatal! on entend braire soudain la rauque monture de Silène. [1,435] La nymphe effrayée se lève; ses mains repoussent le dieu, et, en fuyant, elle fait retentir la forêt de ses cris, tandis que la lune, éclairant la honte de Priape, le livre à la risée de tous, encore tout armé pour les luttes de l'amour. L'âne paya de sa vie le cri qu'il avait poussé, et c'est, depuis cette aventure, [1,440] la victime la plus agréable au dieu de l'Hellespont. Il fut un temps aussi où l'on vous épargnait, innocente famille des oiseaux, hôtes des bois, charme des campagnes! Vous construisez vos nids, vous réchauffez sous vos ailes le fruit de vos amours, et de faciles mélodies s'échappent de vos gosiers sonores; [1,445] mais c'est en vain: vos chants mêmes vous accusent. Les dieux vous ont soupçonnés de divulguer leurs desseins, et ce n'est pas sans fondement: n'approchez-vous pas des dieux? Le vol et le gazouillement des oiseaux ne rendent-ils pas d'infaillibles oracles? C'est pourquoi, longtemps respectés, vous avez vu venir aussi votre jour fatal, [1,450] et les dieux se sont vengés de vos révélations indiscrètes. La blanche colombe, séparée de son mâle fidèle, expire dans les feux d'un ardent brasier; et, après avoir sauvé le Capitole, il faut que l'oie périsse pour que son foie délicieux vous soit offert, ô fille d'Inachus (16). [1,455] On immole de nuit, à la déesse de la nuit, l'oiseau à la crête éclatante, dont le chant matinal hâte le retour du soleil. Cependant, voici que le signe brillant du dauphin se lève au-dessus des flots, et sort de l'Océan, sa patrie; le lendemain (17), l'hiver se trouve partagé en deux moitiés égales: [1,460] l'une vient de finir, l'autre commence. Un jour encore, et l'épouse de Tithon, quittant la couche nuptiale, verra rendre de solennels hommages à la nymphe arcadienne (18). C'est à pareille époque, ô soeur de Turnus (19), qu'un temple te fut élevé là où le champ de Mars est arrosé par l'eau vierge. [1,465] Qui me dira l'origine de ce culte et ses rites divers? Qui gouvernera mes voiles sur cette vaste mer? Instruis-moi, Carmenta, toi dont le nom est emprunté au langage même de la poésie; viens à mon aide, afin qu'il ne se mêle point d'erreurs à ce récit de ta fête. Créée avant la lune, s'il faut en croire ce qu'elle dit de son origine, [1,470] l'Arcadie tire son nom du grand Arcas (20). Là vécut Évandre, illustre par son double sang, plus illustre par celui d'une mère réputée divine. Dès qu'elle avait reçu dans son coeur la flamme céleste, sa bouche véridique exhalait des vers pleins de la divinité. [1,475] Elle avait annoncé à son fils que de grands changements les menaçaient tous deux, outre beaucoup d'autres prédictions que le temps a justifiées. Le jeune prince, fugitif avec sa mère trop fidèle en tous ses oracles, quittait l'Arcadie et les lares de Parrhasius. Carmenta le voyant pleurer: [1,480] "Sèche tes larmes, lui dit-elle; il te faut supporter cette fortune en homme. Les destins le voulaient ainsi; ta fuite n'est point ta faute: elle est l'oeuvre d'un dieu. C'est ce dieu offensé qui t'exile de ta ville; tu n'expies pas un crime, mais la colère d'une divinité. Est-ce donc peu de chose que d'être innocent dans de si grands malheurs? [1,485] Chaque mortel, selon l'état de sa conscience, conçoit au fond de son coeur des espérances ou des craintes conformes à ses actions. Ne te plains pas, mon fils, comme si tu étais le premier atteint par de tels revers. Cette tempête a englouti plus d'un grand homme. [1,490] Ainsi Cadmus, chassé des rivages de Tyr, s'arrêta dans l'Aonie (21), sur une terre d'exil; ainsi Tydée (22), ainsi Jason, le héros de Pagase (23), et tant d'autres qu'il serait trop long de rappeler. Pour l'homme courageux, la, patrie, c'est l'univers, comme, pour le poisson, les eaux, comme, pour l'oiseau, toute l'étendue des airs. [1,495] Les tempêtes ne grondent pas pendant l'année entière; crois-moi, tu verras encore de beaux jours." Évandre est ranimé par ce discours; son navire fend les ondes et arrive vers la terre d'Hespérie. Déjà, docile aux divins conseils de Carmenta, il s'était dirigé vers l'embouchure du Tibre, [1,500] et remontait le fleuve toscan. La nymphe découvre cette partie du rivage où s'étendent les marais de Térente (24), et les cabanes semées çà et là dans ces lieux solitaires; et soudain, s'avançant vers la poupe, la chevelure en désordre, les yeux égarés, elle a saisi la main du pilote; [1,505] puis, les bras tendus vers la rive droite, trois fois, dans son délire, elle frappe du pied le plancher de sapin, et à peine si la main d'Évandre est assez forte pour la retenir, impatiente qu'elle est de s'élancer à terre: "Salut! s'écrie-t-elle, dieux de ces bords désirés! [1,510] Salut! contrées qui donnerez de nouveaux dieux à l'Olympe! Et vous, fleuves et fontaines de ce sol hospitalier, nymphes des bois, choeur des naïades, salut! Puissions-nous, mon fils et moi, vous avoir aperçus sous de favorables auspices! Puissent d'heureux augures accompagner nos premiers pas sur ces rivages! [1,515] Mais est-il vrai? Ces collines se couronneront de puissantes murailles, et, de ce coin de terre, la terre entière recevra sa loi? Oui, l'empire du monde est promis à ces montagnes! Qui devinerait une si haute fortune, à l'aspect de ces lieux? Déjà je vois aborder ici les fils de Dardanus; [1,520] c'est une femme encore qui va donner le signal de nouveaux combats. O mon fils! ô Pallas! pourquoi te couvrir de ces funestes armes? Va pourtant; tu dois mourir, mais tu auras un noble vengeur. Vaincue, ô Troie, tu triomphes encore, et tu renaîtras de tes ruines; c'est en tombant que tu feras crouler les remparts de tes ennemis! [1,525] Flammes victorieuses, dévorez la Pergame de Neptune; cet amas de cendres en dominera-t il moins sur tout l'univers? Énée apportera bientôt ici les choses sacrées, et son père, objet non moins sacré. O Vesta, ouvre ton sanctuaire aux dieux d'Ilion. Le temps viendra où la même pensée veillera sur vous et sur le monde: [1,530] un dieu sera votre pontife. Aux Césars appartiendra le soin de garder la patrie; c'est à cette famille que le ciel confie les rênes de l'empire. Le fils et le petit-fils d'un dieu soutiendra, malgré ses refus, avec une force toute divine, le fardeau de l'héritage paternel. [1,535] Les honneurs d'un culte éternel me seront décernés, et Augusta Julia ira s'asseoir au milieu des habitants de l'Olympe". Carmenta était arrivée aux événements de notre âge, et soudain sa voix prophétique s'arrêta. De son vaisseau, l'exilé s'élança sur le sol du Latium. [1,540] L'Italie pour exil! ô malheur digne d'envie! Sans délai, une ville naissante s'élève; et, bientôt nul n'ose se dire plus grand que l'Arcadien, dans les montagnes de l'Ausonie. C'est alors qu'après avoir parcouru la terre, le héros qui porte une massue conduisit sur ces bords les boeufs enlevés aux pâturages d'Erythie (26). [1,545] Tandis qu'il repose sous le toit hospitalier d'Évandre, le troupeau erre sans gardien au milieu des vastes plaines. Le matin, Hercule, à son réveil, compte les taureaux: deux avaient disparu; il cherche en vain quelques traces du larcin et ne peut en découvrir. [1,550] Cacus avait traîné les animaux à reculons dans son antre, Cacus, la terreur et la honte des forêts de l'Aventin, fléau redouté de ses voisins et des étrangers. Son aspect est horrible; son corps, énorme; sa force, prodigieuse. Vulcain est le père de ce monstre. [1,555] Sa demeure est une caverne aux profondeurs immenses, retirée et inaccessible même aux bêtes sauvages. Au-dessus de la porte sont suspendus des bras et des têtes; çà et là des ossements humains blanchissent la terre. Déjà, renonçant à l'espoir de retrouver ce qu'il a perdu, le fils de Jupiter s'éloignait, [1,560] lorsqu'un rauque mugissement l'éclaire: "Je comprends cette voix, s'écrie-t-il, et guidé par le son à travers la forêt, il arrive, avide de vengeance, à l'antre impie. Cacus en avait fermé l'entrée par un fragment de montagne qu'auraient à peine remué dix couples de boeufs. [1,565] Hercule le soulève de ces mêmes épaules sur lesquelles s'était reposé le ciel, et la lourde masse cède à ses efforts. Une fois arrachée, elle roule avec un fracas horrible; l'air en est ébranlé, la terre s'affaisse sous le coup qui l'a frappée. Cacus, furieux, engage la lutte; [1,570] ses armes sont des rochers et des troncs d'arbres. Efforts impuissants! Trahi par son bras, Cacus a recours à l'art paternel, et sa bouche, à grand bruit, lance des torrents de flamme. À chaque bouffée, on dirait que c'est Typhon qui respire, ou qu'un rapide éclair vient de partir des fournaises de l'Etna. [1,575] Hercule l'attaque à son tour, et soulevant sa massue noueuse trois, quatre fois il le frappe au visage. Cacus est renversé; des tourbillons de fumée se mêlent au sang qu'il vomit; il tombe et la terre gémit sous sa vaste poitrine. O Jupiter, le vainqueur t'offre en sacrifice un de ces boeufs; [1,580] il appelle Évandre et sa colonie de laboureurs, et il demande qu'un autel, qui sera appelé le Très Grand, lui soit élevé dans cette partie de la ville qui a pris le nom de Boarium. "Le temps s'approche, ajoute la mère d'Évandre, où la terre cessera de posséder son Hercule." [1,585] C'est Carmenta elle-même, qui, après avoir été bien aimée des dieux pendant sa vie, préside maintenant, comme déesse, à ce jour du mois de Janus. Aux Ides, un prêtre chaste doit présenter aux flammes, dans le temple du grand Jupiter, les entrailles d'un bélier que le fer a mutilé. C'est à ces Ides (27) que toutes les provinces de l'empire ont été rendues au peuple romain, [1,590] et que le nom d'Auguste, ô Germanicus, a été donné à votre aïeul. Jetez un coup d'oeil sur toutes les images de cire qui ornent les palais de la noblesse, et voyez si jamais titre plus glorieux a été décerné comme récompense: Scipion (28) emprunte son surnom à l'Afrique vaincue; un autre, à l'Isaurien dompté; un autre, à la Crète assujettie; [1,595] celui-ci a défait les Numides; celui-là a délivré Messine; un troisième a ruiné Numance, et tous, par d'orgueilleux surnoms, ont consacré le souvenir de leurs triomphes. Drusus a trouvé en Germanie un titre et la mort. Douloureux souvenir! vertu trop tôt moissonnée. Pour César, s'il veut adopter les noms de tous les peuples qu'il a vaincus, [1,600] il faudra épuiser pour lui les noms de tous les peuples de l'univers. Il en est qu'un seul événement a immortalisés; l'un a conquis un collier, l'autre a dû sa victoire à l'assistance d'un corbeau (19). O Pompée, le nom que tu portes donne la mesure de tes exploits; mais il n'est pas de nom qui suffise à la gloire de celui qui t'a vaincu. [1,605] De même, après les Fabius, cette famille que ses services ont fait appeler très grande, quel nom inventer que celui-là ne surpasse? Pourtant, ces distinctions sont purement humaines; c'est avec le souverain des dieux, c'est avec Jupiter, que César partage son nom. Les mystères religieux étaient dits augustes par nos pères; [1,610] Auguste aussi a un temple que la main des prêtres a solennellement consacré. De ce mot aussi est dérivé celui d'augure; il désigne enfin tout ce qui doit son accroissement à la faveur de Jupiter. Qu'il accroisse donc l'empire de notre maître, et qu'il prolonge ses années. Puisse la couronne de chêne protéger la porte de nos demeures; [1,615] et que sous les auspices des dieux, l'héritier d'un tel titre soutienne aussi heureusement que son père le sceptre pesant du monde! Le soleil, se levant pour la troisième fois après les ldes, ramena la fête de la nymphe arcadienne. Autrefois les dames romaines étaient portées sur des chars appelés carpentes , [1,620] du nom, je crois, de la mère d'Évandre. Bientôt on leur refuse cet honneur; un complot est formé; les ingrats maris ne se verront plus revivre dans de jeunes rejetons. Les mères ne veulent plus enfanter; le fruit que recelaient leurs entrailles périt prématurément sous d'homicides et sourdes atteintes. [1,625] Le sénat flétrit les attentats de ces épouses dénaturées, mais il rétablit le privilège qu'il avait tenté de leur ravir, et ordonne qu'un double sacrifice serait offert, pour la conservation des jeunes garçons et des jeunes filles, à Carmenta, la nymphe de Tégée. Loin de son temple toute dépouille enlevée à ce qui a vécu! [1,630] la pureté du sanctuaire en serait souillée. Prêtez l'oreille aux prières qu'on lui adresse, ô vous que les rites antiques charment encore; le prêtre invoque Porrima et Postuerta, tes soeurs sans doute, ou les compagnes de ta fuite, ô nymphe du Ménale. [1,635] L'une, dit-on, chantait le temps passé, l'autre révélait les mystères de l'avenir (30). Le lendemain de ce jour, ô Concorde, un temple de marbre blanc te fut consacré près des degrés majestueux qui conduisent à celui de la puissante Junon Monéta. N'abaisseras-tu pas sur les Romains un regard favorable, [1,640] maintenant que le pontife suprême a rétabli tes autels? Le premier qui t'éleva un sanctuaire autrefois fut Camille, le vainqueur des Étrusques, pour accomplir le voeu qu'il en avait fait à l'époque où le peuple en armes s'était séparé du sénat, et où Rome avait tremblé devant Rome même! [1,645] Il s'agit aujourd'hui de célébrer un plus heureux triomphe; la Germanie a déposé à vos pieds, chef vénérable, le tribut de sa chevelure; vous avez consacré cette offrande de la nation soumise; vous avez bâti un temple à une déesse dont le culte vous est cher; votre mère aussi l'a orné de riches présents et doté d'un autel, votre mère, [1,650] trouvée seule digne de partager la couche du grand Jupiter. Après ces solennités, quittant le Capricorne, ô Phébus , tu entres dans le signe du jeune homme qui laisse échapper l'eau de son urne penchée. Lorsque l'astre du jour sera descendu sept fois dans l'Océan, la Lyre aura cessé de briller dans les cieux. [1,655] À dater du coucher de cette constellation, à l'approche de la nuit, l'étoile qui brille au sein du lion aura disparu. Trois et quatre fois j'ai parcouru le livre des Fastes, et la série des époques dont il retrace le souvenir; la fête des semences n'y était point marquée. On l'indique chaque année, me dit [1,660] la muse, qui s'apercevait de ma surprise; pourquoi chercher dans les astres ce qui n'est point soumis à une règle déterminée? Mais si le jour de cette fête peut changer, la saison ne change jamais: c'est quand les grains confiés à la terre commencent à se développer dans son sein, que les boeufs couronnés de feuillage restent dans l'étable, et s'y engraissent à loisir, jusqu'à ce que la tiède haleine du printemps ramène leurs travaux. [1,665] Que le villageois suspende au poteau sa charrue fatiguée; la terre n'aime pas à être blessée, tant que règne l'hiver. Une fois les semailles finies, laisse reposer ton champ, ô laboureur; laisse reposer les bras qui l'ont cultivé; que ce soit fête au village; habitants, purifiez vos maisons, [1,670] présentez aux divinités rustiques les gâteaux annuels. Offrez à Tellus et à Cérès, ces mères des moissons, un peu de froment, que vous leur devez, et les entrailles d'une truie pleine. Cérès et la Terre président en commun à l'agriculture. Si l'une reçoit les germes dans son sein, l'autre les féconde. [1,675] O puissantes déesses, dont les efforts réunis ont chassé l'antique barbarie et proscrit le gland du chêne, pour y substituer une plus douce nourriture, comblez de vos dons sans mesure l'insatiable laboureur, afin qu'une digne récompense le paie de ses sueurs. Veillez à ce que la tendre semence ne cesse de croître, [1,680] à ce que l'herbe naissante ne soit pas surprise par le froid mortel des neiges. Lorsque nous semons, ouvrez le ciel aux vents qui le purifient; lorsque la semence est déposée dans les sillons, arrosez-la d'une pluie bienfaisante. Protégez les champs couverts de vos trésors contre ces nuées d'oiseaux pillards, fléau des guérets. [1,685] Et vous, fourmis, épargnez le grain que recouvre la terre; après la récolte vos provisions n'en seront que plus amples. Que la moisson cependant croisse, respectée de la rouille rongeante, et que d'ardentes exhalaisons ne fassent point pâlir ses teintes dorées; qu'elle ne périsse pas de maigreur, [1,690] et ne s'étouffe pas non plus sous le luxe d'épis trop abondants. Que l'ivraie, qui blesse la vue, ne se montre jamais dans nos plaines; que la stérile coquiole ne se lève jamais dans nos sillons; que les champs rendent avec usure le froment, l'orge et la farine, qui doit subir deux fois l'épreuve du feu. [1,695] Tels sont nos souhaits, tels sont les vôtres, ô laboureurs; puissent-ils être exaucés de l'une et de l'autre déesse! Longtemps la guerre occupa les humains; leur main ne savait plus tenir que l'épée, et le taureau qui traîne la charrue était dédaigné pour le coursier belliqueux. Les sarcloirs se reposaient, les hoyaux se transformaient en glaives, [1,700] et le soc pesant servait à forger un casque. Rendons-en grâces aux dieux et à votre maison: voici que nous tenons enfin sous nos pieds le démon de la guerre, enchaîné de liens tout puissants. Que le boeuf se remette sous le joug; que la terre s'entrouvre et reçoive la semence. La Paix nourrit Cérès; Cérès est fille de la Paix. [1,705] Le sixième jour qui précède les Calendes, un temple fut dédié aux fils de Léda, et consacré à ces deux frères immortels, par deux frères issus du sang des dieux, près du lac Juturne. Nous voici amenés par la muse elle-même à l'autel de la Paix (31); [1,710] nous sommes au second jour avant la fin de ce mois. Viens, ô déesse, le front paré des lauriers d'Actium, et puissions-nous, avec tout l'univers, rester longtemps sous ton paisible empire! Rome n'a plus d'ennemis; rien n'alimente plus ses triomphes; la gloire militaire pâlit devant celle que te devront nos chefs; [1,715] que le soldat ne soit armé que pour faire mettre bas les armes; que les sons belliqueux de la trompette n'annoncent plus que le retour de nos fêtes; que, d'un bout du monde à l'autre, on tremble devant les descendants d'Énée, et qu'à défaut de la terreur, l'amour nous soumette les nations. Prêtres, jetez l'encens sur les feux de l'autel, [1,720] frappez au front la victime blanche; demandez aux dieux, qui entendent les pieuses prières , que nous conservions longtemps la paix , et aussi longtemps que la paix, la maison qui nous la donne. Mais déjà j'ai rempli une première partie de ma tache, et ce livre finit avec le mois qu'il a chanté. [2,0]Livre deuxième. [2,1]Janus a passé; l'année s'avance, et mon poème avec elle; nouveau mois, nouveau chant. Voici la première fois, ô ma muse, que tu vogues à pleines voiles; il fut un temps, je m'en souviens, où tu étais chose légère; [2,5] messagère docile, tu servais mes amours, et tes faciles préludes ont charmé mes jeunes années. Aujourd'hui je chante les fêtes de nos dieux, et l'ordre des temps, consacré par les Fastes: à mon point de départ, qui eût pensé que je devais atteindre ces hauteurs? Ici est mon champ de bataille: ici je me sers des armes que je puis porter, [2,10] et ma main ne demeure pas inactive. Si je ne sais pas lancer le javelot d'une main robuste, ni serrer les flancs d'un coursier belliqueux, ni me couvrir la tête d'un casque, ni ceindre une épée tranchante, assez d'autres le feront mieux que moi: [2,15] mais de ce coeur qui vous appartient, ô César, s'exhaleront vos louanges, et je chanterai la gloire de votre nom. Venez donc, et accueillez avec un sourire mon offrande, si le soin de pacifier la terre vous laisse quelque loisir. Februa, chez nos pères, signifiait cérémonie expiatoire, [2,20] et en plus d'une circonstance aujourd'hui, cette étymologie peut se reconnaître encore. La laine que les pontifes reçoivent du roi des sacrifices et du flamine s'appelait Februa (1) dans l'ancien idiome, ainsi que le froment brûlé et le sel que le licteur porte dans les maisons désignées pour être purifiées, [2,25] ainsi que le rameau qui, coupé sur l'arbre pur, couronne le chaste front des prêtres. Moi-même j'ai vu une flamine demander les februa, et on lui donna une branche de pin. Enfin tout ce qui est expiation pour la conscience de l'homme [2,30] était désigné sous ce nom chez nos ancêtres à la longue barbe. Ce mois s'appelle donc Februarius, parce que le Luperque asperge alors tous les lieux d'eau lustrale, avec des lanières de cuir, et en chasse ainsi toute souillure, ou bien parce qu'on apaise alors les mânes des morts, et que la vie recommence plus pure, une fois les jours passés des cérémonies funèbres. [2,35] Il n'était pas d'impiété, pas de crime funeste que nos aïeux ne crussent pouvoir effacer par l'expiation. Les Grecs, les premiers, avaient professé cette doctrine, et chez eux il suffisait d'être purifié selon les rites, pour être déchargé de tout forfait. Pélée rendit ainsi l'innocence à Patrocle, petit-fils d'Actor, [2,40] et Acastus lava Pélée lui-même du meurtre de Phocus, dans les eaux d'un fleuve de Thessalie. Ainsi fit le crédule Égée, quand Médée, la fille du Phase, après avoir traversé l'air sur un char attelé de dragons, vint se réfugier à sa cour; réparation impuissante de tant d'horreurs! "Absous-moi de mon parricide," dit au fleuve de Naupacte le fils d'Amphiaraüs, et à l'instant il est absout. [2,45] Vous vous abusez, mortels, si vous croyez qu'il suffit de se baigner dans les eaux d'un fleuve, pour conjurer la vengeance qui poursuit le meurtrier. Pour que vous n'ignoriez pas l'ordre des mois dans les temps anciens, le premier alors, comme aujourd'hui, c'était Janus , et le dernier, celui qui vient aujourd'hui après Janus. [2,50] Toi aussi, dieu Terme, tu fermais alors la marche des cérémonies sacrées. A l'entrée de l'année, était le mois de Janus, comme la porte à l'entrée de nos maisons; à l'extrémité de l'année, était le mois consacré aux mânes, dont le séjour est relégué aux extrémités du monde. Plus tard, ce long intervalle qui les séparait l'un de l'autre fut supprimé, a ce que l'on croit, par les décemvirs. [2,55] Au commencement de février, Junon Sospita obtint un nouveau temple, près de celui de la mère des dieux; son culte y fut consacré aux Calendes de ce mois; mais en vain le cherchez-vous des yeux, les siècles l'ont détruit. Les autres sanctuaires seraient de même tombés tous en ruines, [2,60] si les soins vigilants d'un chef dont nous vénérons le caractère sacré n'y eussent pourvu à temps encore sous son règne. Les monuments religieux ne chancellent pas sous le poids des années; il a étendu ses bienfaits à la fois sur les hommes et sur les immortels. Auguste, fondateur, restaurateur des temples, que la sollicitude des dieux soit le prix de la tienne! [2,65] Tu as prolongé la durée de leurs demeures, qu'ils prolongent tes jours, et puisse, comme leurs autels, être maintenue par eux, sur d'inébranlables fondements, la puissance de ta maison! C'est alors aussi qu'on sacrifie, dans le bois sacré de l'asile, voisin du Capitole, sur les bords du Tibre, là où les flots fatigués se hâtent vers la mer. Une brebis est immolée dans le sanctuaire de Numa, dans celui de Jupiter-Tonnant, [2,70] et au sommet de la citadelle où réside encore Jupiter. Souvent à cette époque, l'Auster, chargé de nuages, amène des pluies abondantes, ou la terre est cachée sous un voile de neige. Le jour suivant, lorsque le soleil, prêt à descendre dans les mers de l'Hespérie, détache ses flamboyants coursiers de son char éblouissant de pierreries, [2,75] ne demandez point, les yeux fixés sur la voûte céleste, où est, cette nuit, la Lyre qui brillait hier encore? La Lyre s'est dérobée à nos regards, et voici que, soudain, le Lion lui-même disparaît à moitié dans les flots où il se plonge Le Dauphin, que l'on voyait naguère étinceler d'étoiles, [2,80] la nuit suivante on ne le verra plus. Est-ce celui qui sut découvrir, dans sa retraite, l'objet caché des amours de Neptune (2), ou qui porta le poète de Lesbos et sa lyre? Sur l'Océan, sur la terre, qui ne connaît Arion? À sa voix, les fleuves suspendaient leur course rapide; [2,85] à sa voix, le loup, plus d'une fois, cessa de poursuivre l'agneau, et l'agneau cessa de fuir devant son vorace ennemi; le chien et le lièvre se reposèrent sous le même ombrage; la biche s'arrêta sur la montagne, à côté du lion; la corneille babillarde et l'oiseau de Pallas firent trêve à leurs injures, [2,90] et la colombe s'approcha de l'épervier. On dit, harmonieux Arion, que, plus d'une fois, Diane, ravie d'étonnement, prêta l'oreille à tes accords, croyant entendre la lyre d'Apollon, son frère. Le nom d'Arion avait retenti dans toutes les villes de la Sicile; ses concerts avaient aussi charmé les habitants de l'Ausonie, [2,95] puisqu'il s'était embarqué pour retourner dans sa patrie, chargé des trésors qu'il devait à son art enchanteur. Infortuné! tu redoutais les flots et les orages, et la mer devait t'offrir un asile plus sûr que ton navire même. Voici le pilote qui te menace, l'épée à la main, [2,100] et tous les bras sont levés autour de toi, pour consommer le crime. Que veux-tu faire d'une épée, ô pilote? Dirige ton vaisseau, qui s'écarte de la route; ce n'est pas un fer homicide que ta main doit tenir. Je ne vous demande pas la vie, dit Arion, sans trembler, mais laissez-moi prendre ma lyre et l'interroger encore. [2,105] Avec un sourire moqueur, on lui accorde ce délai, cette grâce; Arion place sur sa tête une couronne digne de ceindre ton front, ô Phébus; sur ses épaules flotte un manteau teint deux fois de la pourpre tyrienne, et les cordes de la lyre résonnent sous ses doigts; tel le cygne au blanc plumage, [2,110] percé d'une flèche cruelle, fait entendre, avant d'expirer, une touchante mélodie. Soudain, et sans se dépouiller de ses riches vêtements, Arion se précipite au milieu de la mer; sa chute fait rejaillir les flots bleus contre les flancs du navire. À l'instant, ô prodige incroyable! un dauphin reçoit ce fardeau nouveau pour lui, sur son dos recourbé. [2,115] Le poète s'assied, la lyre à la main, et, pour payer son passage, il chante, et charme les ondes attentives. La piété n'échappe pas aux regards des dieux; Jupiter plaça le dauphin parmi les astres, et donna neuf étoiles à la constellation qui porte son nom. Que n'ai-je maintenant cent voix, et cette bouche, [2,120] ô vieillard de Méonie, qui chanta la colère d'Achille! Tandis que mes vers inégaux célèbrent les Nones sacrées, le jour est venu qui répand sur les Fastes la plus éclatante lumière. Mon génie m'abandonne, mes forces ne suffisent plus à ma tâche; c'est maintenant que j'aurais besoin des plus puissants accords. [2,125] Comment n'ai-je pas pressenti que la faible élégie fléchirait sous le fardeau d'un sujet si sublime, et que le vers héroïque seul pouvait dignement le soutenir! Entends ces acclamations du peuple, du sénat, de nous autres chevaliers; voici que tous te proclament père sacré de la patrie! Tu l'étais en effet, et tu n'avais pas attendu pour cela le titre que te donnent nos tardifs hommages; [2,130] depuis longtemps tu servais déjà de père à l'univers. Tu ne seras pas appelé autrement ici-bas que Jupiter ne l'est dans l'Olympe: tu es le père des hommes, s'il est le père des dieux. Tu es surpassé, ô Romulus; Rome s'est agrandie et fortifiée sous la protection de César; d'un saut Rémus put franchir les murailles dont tu l'avais entourée. [2,135] Tu as soumis Tatius, Caenina (3) et la petite ville de Cures; depuis que César nous commande, le soleil se lève et se couche dans l'empire romain. Je ne sais quel petit coin de terre tu possédais par droit de conquête : tout ce qui est sous la voûte des cieux appartient à César. Tu n'es qu'un ravisseur, et lui veille à la chasteté de nos épouses; [2,140] tu offres aux criminels un asile et l'impunité, lui les repousse et les châtie; tu te plais dans la violence, il fait fleurir les lois. Tu prends le titre de maître, il se contente de celui de prince; le sang d'un frère crie contre toi, et lui pardonne à ses ennemis mêmes; c'est ton père qui t'a placé, c'est lui qui a placé son père au rang des immortels. [2,145] L'enfant de l'Ida (4) commence à paraître à l'horizon, et nous verse une eau pure mêlée de nectar. Celui que faisait frissonner naguère le souffle de Borée se livre à la joie; la tiède haleine des zéphyrs a réchauffé les airs. Cinq fois l'étoile du matin a élevé au-dessus des ondes sa tête brillante, [2,150] et nous sommes entrés dans le printemps. Prenez garde, pourtant: l'hiver n'a pas épuisé toutes ses rigueurs, et il doit, en se retirant, laisser encore après lui de cruelles blessures. Trois nuits après, les deux pieds du gardien de l'Ourse se montreront à vos yeux. [2,155] Parmi les Hamadryades, parmi les nymphes qui forment le cortège de Diane chasseresse, était la nymphe Callisto. Un jour posant sa main sur l'arc de la déesse, "Je te prends à témoin, dit-elle, de ma virginité." Diane applaudit et lui adresse ces paroles: "Si tu es fidèle à ton serment, [2,160] tu seras la première entre toutes mes compagnes." Callisto aurait tenu son serment, si elle eût été moins belle. Elle se défendit des mortels; elle fut coupable avec Jupiter. Un jour, à l'heure où le soleil a dépassé à peine la moitié de sa carrière, Phébé revenait d'une chasse meurtrière au sein des forêts. [2,165] Elle entre dans un bois sacré; c'était un bois de chênes au sombre feuillage, et, au milieu, on voyait briller dans leur bassin profond les eaux d'une fraîche fontaine: "Baignons-nous ici, vierge de Tégée," dit la déesse; et ce nom de vierge fait rougir celle qui ne le méritait déjà plus. Les autres nymphes ont entendu, et elles quittent leurs vêtements. [2,170] Callisto n'ose les imiter; sa lenteur déjà l'accuse. Sa tunique tombe enfin, et sa nudité révèle un crime; le fardeau qu'elle porte dans son sein est trahi par son sein lui-même. "Fille parjure de Lycaon , s'écrie la déesse, sors du choeur des vierges, et ne souille pas la pureté de ces eaux." [2,175] Dix fois le croissant de la lune s'était renouvelé, celle qu'on avait crue vierge était mère! Junon, outragée, furieuse, métamorphose l'infortunée. Pourquoi la punir? sa pudeur n'avait pas été complice de Jupiter! Quand la jeune fille ne fut plus qu'une hideuse bête féroce, [2,180] "Que Jupiter, s'écrie l'épouse vengée, te serre donc maintenant dans ses bras!" Ainsi, celle que le souverain des dieux avait aimée erra désormais, ourse informe, dans les solitudes des montagnes. L'enfant né de cette union furtive avait déjà compté trois lustres quand un jour il rencontra sa mère; [2,185] elle s'arrête éperdue, et croit reconnaître son fils; elle pousse un long gémissement, c'est le seul langage qui lui reste. L'enfant, sans le savoir, va la percer d'un javelot acéré, lorsque tous deux sont enlevés aux célestes demeures; et tous deux brillent aujourd'hui l'un près de l'autre parmi les constellations; celle que nous appelons Arctos est la première; [2,190] à sa suite vient Arctophylax. Mais Junon les poursuit encore, et elle obtient de la blonde Téthys que la nymphe du Ménale ne puisse se baigner dans ses eaux. Aux Ides de ce mois fument les autels de Faune, dieu champêtre, dans cette île qui force le Tibre à l'embrasser de ses ondes partagées. [2,195] C'est en ce jour que les trois cents six Fabius succombèrent dans les champs de Véies. Une seule famille répond de Rome et se charge de sa défense; tous ses membres, unis par les liens du sang , s'élancent ensemble au combat; le même camp a vu partir tous ces soldats intrépides, [2,200] dont chacun était digne de commander une armée. Qui que tu sois, garde-toi maintenant de passer sous la porte Carmentale, voisine d'un temple de Janus, situé sur la droite; ce serait un mauvais présage; c'est par-là, dit-on, que sortirent les Fabius; la porte n'est pas coupable sans doute, mais un mauvais présage y reste attaché pour toujours. [2,205] Arrivés d'un pas rapide à l'endroit où l'impétueux Crémère roulait avec violence ses ondes souillées et grossies par l'hiver, ils établissent leur camp; puis, le fer à la main, ils se frayent bravement un passage à travers les rangs tyrrhéniens. [2,210] Tels on voit les lions s'élancer des rochers de la Libye sur les troupeaux épars dans la plaine immense. Les ennemis prennent la fuite, et reçoivent par derrière de honteuses blessures. Le sang toscan rougit la terre. Vaincus dans une seconde bataille et dans plusieurs autres, ils désespèrent de l'emporter dans une lutte ouverte, et leurs troupes embusquées préparent contre les nôtres une attaque perfide. [2,215] Il y avait une plaine immense, fermée par des collines, et par une forêt, asile des bêtes fauves; quelques hommes seulement y sont demeurés, et çà et là des troupeaux épars. Le reste de l'armé s'est caché dans de jeunes taillis. Comme un torrent grossi par la pluie du ciel, [2,220] ou par la fonte des neiges qui ont cédé aux tièdes haleines du zéphyr, se précipite à travers les chemins et les campagnes ensemencées , et ne permet plus à ses rives de borner comme auparavant ses ondes contenues, ainsi les Fabius sillonnent la vallée en tous sens, et renversent tout sur leur passage. Tout soupçon, toute crainte est loin de leur esprit! [2,225] Où courez-vous, famille généreuse? ne vous mettez pas ainsi à la merci de l'ennemi; gardez que votre loyauté imprudente ne vous fasse tomber dans les pièges de la guerre: la ruse triomphe de la valeur. Les Véiens sortent de tous côtés, inondent la plaine, et en ferment les issues. Que fera cette poignée de braves contre le nombre qui l'accable? [2,230] Quel parti prendre dans ce moment désespéré? Tel qu'on voit le sanglier, relancé loin des forêts de Laurentum, se retourner plus prompt que la foudre, renverser les chiens de sa hure terrible, et finir par succomber lui-même, ainsi les Fabius sont déjà vengés avant de périr; ils rendent blessure pour blessure. [2,235] Un seul jour les avait vus voler au combat, un seul jour les y vit recevoir la mort. Cependant il semble que les dieux eux-mêmes aient pourvu à ce que la race d'Hercule (5) ne s'éteignit pas sans retour. Un jeune enfant était resté à Rome, trop faible pour porter les armes; [2,240] c'était l'unique rejeton de cette noble famille, et c'est de lui que tu devais un jour descendre, ô Maximus, pour sauver l'état par tes sages lenteurs. Trois constellations se touchent au ciel, le Corbeau , le Serpent et la Coupe qui les sépare; [2,245] cachées pendant les ldes, elles ne se lèvent qu'à la nuit suivante; mais pourquoi si près l'une de l'autre? je vais le raconter en peu de mots. Phébus allait offrir une fête solennelle à Jupiter; "Toi qui m'appartiens, dit-il au corbeau, [2,250] va puiser une eau vive dans les sources limpides , et qu'aucun retard ne soit apporté à notre pieux sacrifice." Le corbeau suspend une coupe d'or à ses serres crochues, et prend son essor à travers les airs. Un figuier se présente à lui, couvert de fruits abondants, mais fermes encore; il veut y goûter; la figue résiste: son heure n'était pas venue. [2,255] Le corbeau oublie les ordres qu'il a reçus, et, perché sur une branche, il attend que les fruits s'amollissent, mûris par le temps. Il se rassasie alors, puis, saisissant un long serpent de ses ongles noirs, il revole vers son maître et lui parle ainsi: "Si j'ai tant tardé, c'est que ce serpent, gardien des sources vives, m'en a disputé l'accès, [2,260] et m'a empêché d'exécuter sur le champ ton message. " "Tu ajoutes l'imposture à ta faute, s'écrie Phébus, et tu oses essayer de mentir au dieu qui rend les oracles! Tant que la figue, achevant de condenser les sucs dont elle est gonflée, restera fixée sur l'arbre qui la nourrit, tu ne pourras te désaltérer aux eaux fraîches d'aucune fontaine." [2,265] Il dit, et, monuments éternels de cet antique événement, on voit briller au même point du ciel, le Corbeau, la Coupe et le Serpent. La troisième aurore qui se lève après les Ides voit les Luperques courant tout nus, et célébrant la fête du dieu qui porte deux cornes. Muses, dites-nous l'origine de ces solennités [2,270] et de quelles contrées elles furent transportées dans notre Latium. Les antiques populations de l'Arcadie adoraient Pan, dieu des troupeaux; à chaque pas, dans leurs montagnes, on retrouvait ses autels. Témoin le Pholoé, [2,275] témoin la cime du Nonacris, couronnée de pins sauvages, le haut Cyllène, et les neiges des sommets Parrhasiens; témoin l'eau du Stymphale et le Ladon, qui roule à la mer ses flots impétueux. Chaque jour, il recevait des offrandes comme protecteur des troupeaux, comme dieu des cavales, comme gardien des brebis. Évandre apporte avec lui le culte de cette divinité rustique. [2,280] Il n'existait alors de Rome que l'emplacement de Rome même. Pan, depuis ce jour, est aussi un dieu pour nous, et le flamine Diale célèbre encore sa fête d'après les rites anciens, tels que nous les ont transmis les Pélasges. Mais pourquoi cet usage de courir, et pourquoi ne courent-ils qu'après avoir dépouillé tout vêtement? [2,285] C'est que le dieu se plaît à errer d'un pas rapide au sommet des montagnes escarpées, et à jeter l'alarme parmi les bêtes sauvages. Nu lui-même, il veut que ses ministres le soient: les vêtements embarrassent celui qui veut courir. Suivant les traditions, les Arcadiens habitaient la terre avant la naissance de Jupiter; [2,290] c'était une race plus vieille que la lune. Leur vie était celle des brutes, étrangères à toute culture; multitude grossière et ignorante, qui habitait sous la feuillée, paissait l'herbe des champs, et ne connaissait d'autre boisson que l'eau puisée à deux mains dans les torrents. [2,295] Aucun taureau ne gémissait à traîner le soc acéré de la charrue; aucun laboureur ne dictait des lois à la terre; on ignorait l'usage du cheval, chacun se portait lui-même; la brebis marchait revêtue de sa toison; les hommes vivaient sous le ciel, nus, [2,300] habitués à supporter la pluie et les injures de l'air. Maintenant donc, la nudité des Luperques, souvenir des moeurs de nos aïeux, nous donne aussi une idée de leur riche indigence. Mais pourquoi Faune, surtout, repousse-t-il tout vêtement? C'est ce que nous apprend une tradition où respire la gaieté antique. [2,305] Un jour le jeune héros de Tirynthe accompagnait le pas de la reine sa maîtresse; Faune les aperçut du haut d'une colline, et embrasé aussitôt de mille feux, "Adieu, nymphes des montagnes, s'écria-t-il, adieu; désormais voici celle que je veux aimer. La belle Méonienne marchait, laissant flotter sur ses épaules sa chevelure parfumée; [2,310] une agrafe d'or brillait à son sein, une ombrelle dorée, que supportait la main puissante d'Hercule, défendait son visage des rayons brûlants du soleil. Ils arrivent au Tmolus, tout planté de vignes, forêts de Bacchus, au moment où l'humide Hespérus attelle ses coursiers noirs. [2,315] Une grotte les reçoit, toute lambrissée de tuf et de pierre-ponce vive; à l'entrée murmurait un ruisseau. Tandis que les esclaves préparent le repas et le vin, Omphale veut revêtir Alcide de sa propre parure. Elle lui donne sa tunique légère, teinte de la pourpre africaine; [2,320] elle lui donne la délicate bandelette qui naguère lui servait de ceinture; mais celle-ci ne peut suffire à entourer le corps d'Hercule; déjà il a brisé aussi le lien de sa tunique, pour ouvrir un passage à ses robustes mains; ses larges pieds sont emprisonnés dans une étroite chaussure. [2,325] Omphale, à son tour, saisit la lourde massue, la dépouille du lion, et les traits les moins pesants que renferme le carquois. Ainsi travestis, ils se mettent à table, puis se livrent au sommeil, reposant près l'un de l'autre sur des lits séparés. - Pourquoi? - Ils se préparaient à offrir le lendemain, au point du jour, un sacrifice à l'inventeur de la vigne, [2,330] et pour cela, ils devaient être purs tous deux. On était au milieu de la nuit; que n'ose pas l'amour dans son délire? Faune, à travers les ténèbres, s'avance vers l'antre frais, et voyant les esclaves ensevelis dans l'ivresse et le sommeil, il espère que les maîtres ne dormiront pas moins profondément. [2,335] Il entre, adultère audacieux, et porte ses pas çà et là; ses mains prudentes le précèdent, et interrogent tout sans bruit. Il arrive au lit désiré; il en a touché les étoffes; jusqu'ici tout semble sourire à ses projets; mais sa main rencontre le poil hérissé du monstre de Némée; [2,340] il frémit, il s'arrête, et recule saisi de frayeur; ainsi tremble le voyageur à l'aspect du serpent qu'il allait fouler aux pieds. Il sent au lit voisin de doux et fins tissus; il se laisse prendre à ces apparences trompeuses; [2,345] il monte et se place sur le devant de la couche; la raideur et la dureté de la corne ne seraient que de faibles emblèmes de la violence de ses désirs. Cependant il commence à soulever légèrement la tunique; les jambes qu'elle recouvre sont velues, et tout hérissées d'un poil rude. Il veut aller plus loin; le héros de Tirynthe [2,350] le repousse du coude; il tombe avec bruit. La reine appelle ses femmes, demande des flambeaux, et les flambeaux qu'on apporte à l'instant éclairent la scène. Le dieu gémit tout meurtri de sa lourde chute, et lève à peine de terre ses membres froissés. [2,355] Alcide et tous rient du malheur de Faune; la Lydienne aussi rit de la confusion de son amant. C'est depuis cette époque que le dieu ne peut souffrir les vêtements perfides qui ont été cause de son erreur; il veut qu'on se présente nu à ses autels. Ajoute; ô ma muse, à ces traditions étrangères, une cause du même usage, puisée dans l'histoire du Latium, [2,360] et que mon coursier vole dans cette carrière où le sol est ferme sous ses pas. C'était la fête de Faune, aux pieds de chèvre; une chèvre lui ayant été immolée suivant l'usage, chacun était venu prendre sa part de ce frugal festin. Tandis que les prêtres disposent, pour le repas, les entrailles de la victime, passées dans des broches de saule, [2,365] Romulus et son frère, avec les jeunes bergers, couraient nus dans la plaine, exposés aux rayons du soleil en ce moment au milieu de sa course. Combattre avec le ceste, lancer au loin, soit le javelot, soit une pierre pesante, tels étaient les jeux où ils faisaient assaut de force et d'adresse. Tout à coup un berger crie du haut de la colline: "Cours sauver tes taureaux, [2,370] ô Romulus; des voleurs les détournent et te les enlèvent." Le temps manquait pour s'armer; les deux frères s'élancent dans des directions différentes; c'est Rémus qui fait lâcher prise aux voleurs; il revient, il arrache les viandes qui sifflaient encore devant les brasiers, et s'écrie: "Les vainqueurs seuls en mangeront." [2,375] Ainsi fait-il, les Fabiens l'imitent. Romulus arrive trop tard, et ne trouvant plus que des os dépouillés et des tables dégarnies, il sourit, mais regretta que Rémus et les Fabiens eussent été plus heureux que ses Quintiliens (6). La trace de cet événement subsiste encore: la course sans vêtements [2,380] consacre le souvenir de l'avantage obtenu par Rémus. Vous demanderez peut-être pourquoi le jour et le lieu où l'on célèbre la fête sont appelés Lupercal. La vestale Ilia venait de mettre au monde deux jumeaux, fruit de ses amours avec un dieu. Le frère de son père régnait alors; [2,385] il donne l'ordre que les enfants soient enlevés et noyés dans le Tibre. Insensé! ne sais-tu pas que l'un d'eux doit être Romulus? C'est à regret que les ministres du roi exécutent cet ordre cruel; ils pleurent et portent pourtant les deux jumeaux au lieu désigné. Les pluies de l'hiver [2,390] avaient alors gonflé l'Albula, qui prit le nom de Tibre après que Tibérius eut péri dans ses flots. On voyait voguer les barques là où s'étendent aujourd'hui nos forums, et l'enceinte profonde du grand Cirque. Lorsque, une fois arrivés à cet endroit, ils furent obligés de s'arrêter, ne pouvant aller plus loin, un d'eux s'écria: [2,395] "Que ces enfants sont semblables l'un à l'autre, et qu'ils sont beaux tous deux! Celui-ci pourtant semble annoncer plus de vigueur. Si la naissance peut se lire au visage, et si leurs traits ne sont pas menteurs, il me semble y surprendre des indices d'une origine céleste. Pourtant si quelque dieu était l'auteur de vos jours, [2,400] en ce moment critique, il viendrait à votre secours; votre mère vous protégerait, si elle n'avait besoin d'être protégée elle-même, l'infortunée! En un même jour, elle vous a vus naître, et doit vous voir périr. Frères dans la vie, soyez donc frères dans la mort, et que le fleuve vous submerge ensemble." Il dit, et se sépare de son fardeau; et au moment où tous s'éloignent, les joues baignées de pleurs, [2,405] les enfants, comme s'ils eussent deviné le péril, poussent ensemble un vagissement plaintif. La corbeille qui les porte, nacelle bien frêle pour les hautes destinées qui lui sont confiées, flotte d'abord sur la surface des ondes; puis échouée au pied d'un épais taillis, elle est retenue dans la vase [2,410] où le fleuve la dépose en se retirant. Là s'élevait un arbre qui n'a pas disparu tout entier; et ce que nous appelons aujourd'hui le figuier Ruminal a été le figuier de Romulus. Un merveilleux hasard amène vers ces jumeaux abandonnés une louve qui venait d'être mère. Qui le croirait? Cette bête féroce ne fait aucun mal aux enfants; [2,415] loin de là, ils vont lui devoir la vie; et ceux que des parents ont condamnés à mourir, une louve les allaitera. Elle s'arrête, caresse de la queue ses tendres nourrissons, et de sa langue elle essuie mille fois les membres de ces deux petits corps. Ce sont bien les fils de Mars; ils ne tremblent pas, ils saisissent les mamelles de la bête, [2,420] et se rassasient d'un lait nourrissant qui ne leur était pas destiné. Le bienfait de la louve est reconnu par un glorieux souvenir; elle donne son nom à ce lieu, et ce lieu donne son nom aux Luperques eux-mêmes , quoiqu'on puisse le dériver aussi d'une montagne de l'Arcadie; le Lycée en Arcadie compte plus d'un temple de Faune. [2,425] Jeune épouse, qu'attends-tu? Ni la vertu des simples, ni les prières, ni les chants magiques ne te feront concevoir. Offre patiemment ton sein aux coups d'une main qui te rendra mère, et bientôt le nom d'aïeul charmera l'oreille du père de ton époux. Il fut un temps où nos Romaines, comme poursuivies par une influence funeste, [2,430] obtenaient rarement de l'hymen les doux fruits qu'on en espère. "Que m'a donc servi, s'écriait Romulus (car il régnait alors), que m'a donc servi l'enlèvement des Sabines? Sommes-nous plus puissants? La guerre! voilà tout ce que nous avons gagné avec ces violences. Pour avoir à ce prix des épouses stériles, mieux eût valu s'en passer. [2,435] Au pied de l'Esquilin, s'élevait, consacré à la grande Junon, un bois que la cognée avait respecté depuis longues années; tous les couples s'y rendent et fléchissent le genou; ils vont mêler leurs voix suppliantes. 'l'out à coup, les arbres balancent leurs cimes agitées, et, ô merveille! [2,440] on entend la déesse parler ainsi au sein de la forêt: "Mères du Latium, qu'un bouc velu vous féconde!" La foule reste muette et consternée à cet oracle mystérieux. Un augure, dont le nom s'est perdu dans la suite des âges, exilé récemment de l'Étrurie, [2,445] s'avise d'immoler un bouc; il se fait un fouet de la peau de la victime, coupée en lanières, et les femmes, dociles à l'ordre qu'elles en reçoivent, viennent s'offrir à ses coups. La lune ramenait pour la dixième fois dans les cieux son croissant renouvelé: l'époux était devenu père, les épouses avaient enfanté. Grâces te furent rendues, ô Lucine! et c'est ce bois sacré lui-même qui te donna ce nom; [2,450] ou peut-être vient-il de ce que tu es la déesse à qui nous devons de voir le jour (7). Sois donc bonne et propice, ô Lucien, à la jeune épouse enceinte; prête-lui ton secours, et qu'elle soit délivrée doucement et à temps du fardeau qu'elle porte dans son sein. Avec le jour qui se lève finit le temps où les vents n'étaient pas trompeurs; désormais, cesse de te fier [2,455] à leurs haleines inconstantes: les portes de la prison d'Éole ne vont pas se fermer de six jours. Déjà le jeune Verseau disparaît, tenant toujours son urne penchée. Poissons, c'est vers vous que se dirigent les chevaux du soleil. Astres voisins aujourd'hui dans le ciel, vous étiez autrefois frères dans les ondes, [2,460] où votre dos humide porta deux divinités. Alors que Jupiter combattait pour l'empire du ciel, Dionée, fuyant l'horrible Typhon, était parvenue jusqu'à l'Euphrate, emportant avec elle Cupidon enfant; elle s'était assise sur les bords du fleuve qui arrose la Palestine; [2,465] l'extrémité de la rive était plantée de peupliers et de roseaux; mais ce fut surtout en voyant des saules que Dioné espéra se dérober à tous les regards. Elle s'y cache; mais soudain le vent mugit dans la forêt; pâle de frayeur, elle se croit tombée déjà entre les mains de ses ennemis; elle presse son enfant sur son sein, et s'écrie: "Nymphes, secourez-nous! [2,470] sauvez deux divinités!" Elle dit et s'élance: deux poissons jumeaux la reçoivent, et c'est à cause de ce bienfait que nous les voyons aujourd'hui briller dans les cieux; jamais, depuis ce temps, le poisson n'a paru sur la table des Syriens; ils craindraient, en mangeant un poisson, de commettre un sacrilège. [2,475] Le jour qui vient ensuite est sans fête; mais le troisième est consacré à Quirinus: tel est le nom nouveau sous lequel Romulus est adoré, soit parce que, dieu guerrier, il a voulu porter dans l'Olympe le nom du javelot, qui s'appelait curis chez les anciens Sabins, soit parce que, roi des Quirites, il en adopta le nom, [2,480] soit enfin parce qu'il a réuni Cures au territoire de Rome (8). Lorsque Mars, qui préside à la guerre, eut vu les nouveaux remparts que venait d'élever Romulus, après être sorti vainqueur de mille combats: "O Jupiter! s'écria-t-il, Rome est assez forte maintenant, et peut se passer du bras de Romulus; [2,485] rends un fils à son père; qu'il me tienne lieu de celui que j'ai perdu; qu'il me rappelle et me rende Rémus. La voûte azurée doit s'ouvrir pour un de mes deux enfants; tu me l'as promis: que la promesse de Jupiter s'accomplisse." Jupiter incline son front, [2,490] les deux pôles en tremblent, et Atlas fléchit sous le poids du ciel ébranlé. Il est un lieu que les anciens appelaient le marais de la Chèvre. Un jour que Romulus y dictait des lois à son peuple naissant, le soleil se voile tout à coup, des nuages rapides dérobent de tous côtés l'aspect du ciel, la pluie tombe par torrents, [2,495] la foudre retentit, des éclairs sillonnent les airs, tout fuit; cependant Romulus montait aux cieux sur le char de son père. Le peuple, dans sa douleur, accusait les sénateurs d'un meurtre; et peut-être n'auraient-ils pu se laver de cet odieux soupçon sans Julius Proculus. Celui-ci revenait d'Albe-la-Longue; [2,500] la clarté de la lune était le seul flambeau qui guidât ses pas; tout à coup il entend les nuages s'entrechoquer à sa gauche avec fracas; il recule effrayé, ses cheveux se dressent sur sa tête: Romulus lui apparaît, debout, au milieu du chemin; une beauté céleste est répandue sur ses traits; sa taille dépasse celle des mortels; il est revêtu de la trabée : [2,505] "Que les Quirites, dit-il, cessent de me pleurer: je suis au rang des dieux, et ces larmes m'offensent; qu'on m'offre de l'encens, qu'une foule pieuse m'adore sous le nom de Quirinus; que les Romains excellent à la guerre, et qu'on reconnaisse toujours en eux les enfants de Romulus." Il dit, et l'apparition se dissipe dans le vide des airs. [2,510] Proculus assemble le peuple et lui annonce les volontés de Romulus. Un temple s'élève pour le nouveau dieu; une colline reçoit son nom, et, chaque année, le même jour ramène la fête du père des Romains. Mais d'où vient que ce même jour est aussi appelé la fête des sots? L'origine de ce nom burlesque n'est guère plus sérieuse que le nom même. [2,515] Nos anciens laboureurs étaient hommes de peu de science; toujours tenus en haleine par des guerres opiniâtres, ils attachaient plus de prix à l'épée qu'au soc recourbé de la charrue: le champ mal cultivé rendait peu à son maître. Toutefois on semait, on récoltait le froment, [2,520] et, la moisson abattue, on en offrait les prémices à Cérès. Instruits par l'expérience, ils torréfiaient le grain; mais plus d'une fois, et par leur faute, ils avaient à déplorer des accidents funestes: tantôt, au lieu de froment, ils ne retrouvaient plus qu'une cendre noire; tantôt le feu gagnait leurs propres demeures. [2,525] Vint la déesse Fornax, qui préside aux fours. Joyeux de cette invention, les laboureurs la supplient de veiller elle-même à la cuisson du grain. Aujourd'hui, le chef des Curions (9) annonce, avec les paroles consacrées, quel jour on devra célébrer la fête dite des Fornacales, que ne ramène pas, chaque année, une époque invariable. De tous côtés sont suspendues, dans le Forum, des tablettes [2,530] où chaque citoyen reconnaît le signe auquel sa curie se rallie pour le sacrifice; mais les sots, qui ne sauraient y lire, ignorant ainsi à quelle curie ils appartiennent, laissent passer la véritable fête, et ne la célèbrent qu'en ce jour, dernier délai qui leur est accordé. Il y a aussi des honneurs pour les tombeaux. Apaisons les mânes de nos pères, et portons quelques dons sur leurs bûchers refroidis. [2,535] Les mânes se contentent de peu; ils estiment la piété toute seule à l'égal des plus riches présents; il n'y a point d'avidité cupide chez les divinités du Styx. C'est assez que la tuile sépulcrale soit cachée sous les couronnes, et qu'on y ait ajouté un peu de blé, quelques grains de sel, un pain amolli dans du vin pur, quelques brins de violettes épars, [2,540] tout cela dans un vase abandonné au milieu des chemins. Mettez, si vous le voulez, plus de pompe dans vos hommages; mais ceux-là suffisent aux mânes. Prononcez encore les prières et les paroles consacrées devant les brasiers de leurs autels. O bon roi Latinus! ce fut le modèle des hommes pieux, ce fut Énée qui introduisit ces usages dans ton empire: [2,545] le peuple, en le voyant offrir des dons solennels au génie de son père, adopta cette religion du souvenir. À une époque de guerres longues et sanglantes, il arriva que les jours consacrés aux mânes des ancêtres ne furent point célébrés. La vengeance fut prompte, et, après cet oubli sacrilège, [2,550] tant de bûchers s'allumèrent dans les faubourgs, que la ville même en sentait les ardeurs. On dit, prodige incroyable, que les mânes des ancêtres sortirent de leurs tombeaux, et firent entendre de lamentables plaintes dans le silence de la nuit; on dit que la troupe lugubre de ces insaisissables fantômes effraya de ses hurlements les rues de Rome et les campagnes du Latium. [2,555] On rendit enfin aux ombres et aux sépultures les honneurs qu'elles réclamaient; les prodiges disparurent, et la mort cessa de sévir. Jeunes veuves, ne formez pas de nouvelles unions pendant ces solennités; attendez des jours purs pour allumer la torche de pin. Et toi, qui paraissais déjà nubile à ta mère impatiente, jeune fille, [2,560] ne permets pas à la lance recourbée (10) de partager alors ta chevelure virginale. Cache tes flambeaux, dieu d'hymen; éloigne-les de ces flammes sinistres; ce ne sont pas de telles clartés qui doivent luire autour des sépulcres attristés; que les dieux eux-mêmes se retirent au fond de leurs sanctuaires; que l'encens cesse de fumer dans les temples, et le feu de briller sur les autels. [2,565] C'est alors que les ombres légères de ceux que la tombe renfermait vont errant çà et là; c'est alors qu'elles viennent se repaître des mets qu'on a déposés pour elles; ces fêtes pourtant ne doivent pas dépasser le nombre de jours qui restent au mois pour finir, nombre égal aux pieds de mes vers; et le jour où elles se terminent est appelé jour des Férales (11), [2,570] parce que c'est celui où l'on offre aux mânes les présents qui doivent les apaiser. Voici qu'une vieille chargée d'ans, assise au milieu des jeunes filles, sacrifie à la déesse du silence, et n'est guère silencieuse elle-même. Avec trois doigts elle prend trois grains d'encens, qu'elle place sous le seuil, là où la souris effilée se dérobe par le passage qu'elle s'est creusé. [2,575] Après avoir entouré de bandelettes la sombre roue des enchantements, elle tourne sept fèves noires dans sa bouche; puis elle fait rôtir au feu une tête d'anchois qu'elle a enduite de poix, qu'elle a percée d'outre en outre avec une broche d'airain, et dont elle a cousu la bouche. Elle fait aussi quelques libations de vin, et tout ce qui reste dans les coupes [2,580] est bu par elle et ses compagnes; mais elle en prend la meilleure part. "Nous avons enchaîné, dit-elle, les langues ennemies et fermé les bouches malveillantes." Ce sont les dernières paroles que murmure la vieille en se retirant, et sa démarche trahit son ivresse. Mais quelle est donc cette déesse du silence? Je vais vous apprendre ce que j'en ai su par nos vieillards. [2,585] Jupiter, violemment épris de la nymphe Juturne, avait essuyé des dédains auxquels un dieu si puissant ne devait guère s'attendre. Tantôt elle se cachait dans les forêts parmi les coudriers, tantôt elle se réfugiait au sein des ondes qui la reconnaissent pour souveraine. Jupiter, un jour, rassemble toutes les nymphes du Latium, [2,590] et, se plaçant au milieu d'elles, il parla ainsi: "Juturne, votre soeur, est l'ennemie d'elle-même, et refuse son bonheur, en refusant d'accueillir dans ses bras le maître de l'Olympe. En me servant, vous servirez votre soeur, et si elle comble mes désirs, elle n'aura plus rien à désirer elle-même. [2,595] Lorsqu'elle voudra m'échapper, placez-vous donc sur le rivage, afin qu'elle ne puisse se précipiter dans les flots." Il dit; et sa prière est accueillie de toutes les nymphes du Tibre, et de celles qui habitent les bords où Ilia devint l'épouse d'un dieu. Il y en avait une parmi elles qui s'appelait Lara: la première syllabe (12) de ce mot, [2,600] deux fois répétée, formait autrefois son nom, et ce nom l'accusait de trop parler. Souvent Almo lui avait dit: "Ma fille, sois discrète," et sa fille causait toujours. Elle court au lac de Juturne; "Soeur des naïades, s'écrie-t-elle, gardez-vous du bord des fleuves," et elle lui raconte la harangue de Jupiter. [2,605] De là elle se rend chez Junon, et, jalouse officieuse,"Votre époux, lui dit-elle, est amoureux de Juturne." Jupiter, furieux, lui ôte l'usage de la parole, pour la punir d'avoir trop parlé. Il appelle Mercure: "Conduis-la chez les mânes, dit-il; c'est l'empire du silence; [2,610] qu'elle reste nymphe, mais nymphe du marais infernal." Jupiter est obéi. Ils partent tous deux; en traversant une forêt, Mercure s'aperçoit qu'elle est belle; il veut la posséder. La naïade agite en vain ses lèvres, elle est muette et n'oppose à la violence qu'un regard suppliant. [2,615] Devenue mère, elle enfanta deux jumeaux; ce sont les Lares qui gardent nos carrefours et veillent assis au foyer de nos maisons. Le jour suivant amène la fête des Caristies, qui doit son nom à nos affections domestiques: c'est le jour où viennent prendre part à un même festin tous les membres d'une même famille. Après avoir honoré la sépulture des siens, après avoir donné un souvenir à ceux que nous avons perdus, [2,620] il est doux de se rapprocher aussitôt de ceux que nous possédons; après avoir pleuré ceux qui ne sont plus, nos yeux aiment à se reposer sur ceux qui survivent, et à compter combien de parents il nous reste encore. Venez, vous tous qui êtes sans reproche; mais loin d'ici le frère impie et la mère cruelle envers le fruit de ses entrailles, [2,625] et le fils qui compte les années de sa mère, et trouve que son père tarde bien à mourir, et l'injuste marâtre qui fait sentir le poids de sa haine à la fille de son époux; loin d'ici la race de Tantale, et l'épouse de Jason, et celle qui donna aux laboureurs des semences brûlées (15); loin d'ici Procné et sa soeur, et Térée qui fit le malheur de l'une et de l'autre, [2,630] et tous ceux pour qui l'or est le prix du crime. Brûlez l'encens devant les génies tutélaires de la famille. On dit que c'est le jour où la Concorde aime à répondre à nos prières. Déposez dans le vase des sacrifices les aliments que réclament vos Lares, les dieux à la ceinture nouée; mettez à leurs pieds les prémices du festin, dont l'offrande leur est agréable; [2,635] et quand la nuit, déjà avancée , vous invitera au sommeil, prenez la coupe des libations, élevez vos mains suppliantes, et, en répandant le vin, prononcez les paroles solennelles: "Que les dieux veillent sur nous, qu'ils veillent sur toi, César, père de la patrie!" Cette nuit passée, rendez les honneurs accoutumés à la divinité [2,640] dont l'emblème marque les divisions de nos héritages. O Terminus, qu'on t'adore sous la forme d'un bloc de pierre, ou dans un vieux tronc d'arbre arraché du sein de la terre, tu n'en es pas moins un dieu! Les maîtres de deux champs qui se touchent te couronnent en même temps; ils t'offrent deux guirlandes et deux gâteaux sacrés. [2,645] On dresse un autel; la femme du laboureur va chercher du feu à son âtre, et apporte quelques charbons ardents dans un têt tronqué; un vieillard fend du bois et enfonce à grande peine, dans la terre qui résiste, les pieux sur lesquels s'élève le bûcher. Tandis qu'il allume un premier feu avec des écorces sèches, [2,650] un enfant est près de lui, tenant dans ses mains de larges corbeilles, et quand trois fois il a jeté le froment dans les flammes, sa jeune soeur présente un rayon de miel coupé dans la ruche; d'autres portent le vin des libations, et de chaque coupe on arrose le feu; la foule des assistants, vêtue de blanc, garde un religieux silence. [2,655] Le sang d'un agneau rougit la statue du Terme commun; il ne s'offense pas, si l'on substitue à l'agneau une petite truie qui tette encore. Cependant tous les voisins sont réunis, et s'asseyent autour d'une table où s'exhale leur gaieté rustique; et puis ils célèbrent tes bienfaits, inviolable Terminus. Tu sers de limite entre les peuples, les cités, les royaumes; [2,660] sans toi, le moindre coin de terre enfanterait des querelles éternelles. Impartial entre tous, incorruptible, tu es le gardien saint et sûr des champs que l'on t'a confiés. Si tu avais marqué autrefois les bornes du territoire de Thyrée (14), trois cents guerriers n'auraient pas péri; [2,665] Othryadès n'aurait pas écrit son nom sur un trophée d'armes, amoncelées avec ce sang dont il voulut donner jusqu'à la dernière goutte à sa patrie! Et lorsqu'on jeta les fondements du Capitole, lorsque toutes les divinités adorées en ce lieu se retirèrent pour faire place à Jupiter, Terminus, au récit des historiens, sourd à la voix des augures qui l'entouraient, [2,670] resta immobile dans l'enceinte sacrée, et partagea la demeure du souverain des dieux. Maintenant même, afin qu'il n'aperçoive que le ciel au-dessus de lui, on a laissé, à la voûte du temple, une légère ouverture. Après cela, ô Terminus, l'immobilité est pour toi désormais une loi absolue; reste ferme et inébranlable au lieu où tu te seras une fois assis; [2,675] que les prières des voisins te trouvent inflexible. Ferais-tu pour un simple mortel ce que tu n'as pas fait pour Jupiter? Si tu te sens heurté par les hoyaux ou les charrues, crie aussitôt: "Arrêtez, ceci est mon champ, ceci est le vôtre." Sur le chemin qui conduit dans les campagnes de Laurentum, [2,680] où jadis descendit le chef des Troyens, et devant la pierre même du sixième milliaire, on offre sur ton autel les entrailles d'une brebis à l'épaisse toison. Les autres peuples ont des limites qu'ils ne doivent pas franchir: l'empire romain ne finit qu'où finit l'univers. [2,685] Je dois redire maintenant l'expulsion des rois; c'est là le souvenir que rappelle, par son nom même, le sixième jour (15) avant la fin du mois. Tarquin régnait à Rome; il ne devait pas avoir de successeurs. Injuste, mais brave, il avait conquis ou détruit nombre de villes; [2,690] une honteuse trahison l'avait rendu maître de Gabies. Le plus jeune de ses trois enfants, digne fils de celui qu'on appelait le Superbe, au milieu d'une nuit silencieuse, pénètre chez les ennemis; à l'instant mille épées se lèvent sur sa tête. "Frappez, dit-il, je suis sans armes; mes frères vous rendront grâces, ainsi que Tarquin mon père, [2,695] qui a couvert mon corps de ces cruelles cicatrices; " et en parlant ainsi il montrait les traces des blessures que lui-même s'était faites. Il avait dépouillé ses vêtements, et les ennemis, à la clarté de la lune, découvrant le dos du jeune homme tout sillonné d'empreintes sanglantes, remettent leurs épées dans le fourreau; ils pleurent et le conjurent de combattre désormais dans leurs rangs; [2,700] le fourbe accepte, s'applaudissant de leur simplicité. Quand son crédit s'est affermi, il dépêche à son père un homme dévoué, et lui demande comment Gabies pourra être remise entre ses mains. Près du palais était un jardin émaillé de fleurs parfumées, et qu'arrosait, avec un doux murmure, l'eau fraîche d'un ruisseau; [2,705] c'est là que Tarquin reçoit le secret message de son fils. Pour toute réponse, il abat la tête des lis les plus élevés; le messager retourne, et raconte ce qu'il a vu. "J'ai compris mon père, dit Sextus; il sera obéi." Sur-le-champ. il fait mettre à mort les principaux de Gabies; [2,710] et la ville, privée de ses chefs, ouvre ses portes aux Romains. O prodige sinistre! voici que, des autels mêmes, un serpent s'élance, et va enlever les entrailles des victimes jusque dans le feu sacré qui s'éteint. On consulte Phébus, et son oracle rend cette réponse: "Celui qui le premier aura donné un baiser à sa mère sera vainqueur." [2,715] Plein de foi dans ces paroles du dieu dont ils n'ont pas pénétré le sens, tous partent à la hâte, et c'est à qui le premier touchera les lèvres maternelles. Brutus, qui a été assez sensé pour contrefaire l'insensé, afin de donner le change à la haine soupçonneuse d'un tyran cruel, Brutus, sans rien dire, [2,720] tombe à genou, comme si le pied lui eût manqué, et il baise la terre, mère commune des humains. Cependant les bataillons romains environnent Ardée; on se résigne de part et d'autre aux longueurs d'un siège. Pendant cette sorte de trêve, comme les ennemis évitent d'en venir aux mains, le soldat, inoccupé, se livre, dans le camp, à des jeux militaires. [2,725] Un jour, que Sextus avait invité ses amis à boire avec lui et à faire bonne chère, nommé par eux roi du festin, il leur parle ainsi: "Tandis que nous nous consumons devant cette ville imprenable, qui nous empêche de revenir suspendre nos armes devant les dieux de nos foyers? Savons-nous ce qui se passe au lit nuptial? Savons-nous [2,730] si nos femmes s'ennuient comme nous de l'absence?" Chacun de louer la sienne à l'envi; les répliques échauffent le débat, et le vin, qu'on ne ménage pas, ne laisse refroidir ni les éloges ni la passion. Celui dont le nom rappelle la glorieuse conquête de Collatia se lève soudain. "Que prouvent tous nos discours? dit-il; jugez-en par vos yeux. [2; 735] La nuit n'est pas près de finir; montons à cheval; allons à Rome." On accepte; les chevaux sont bridés; les princes sont à Rome; ils vont droit au palais. Point de gardes aux portes: ils entrent. La belle-fille du roi, entourée de coupes de vin, et le sein paré de guirlandes, [2,740] prolongeait un festin nocturne. Sans perdre de temps, on court chez Lucrèce; elle filait; ses laines, ses corbeilles étaient çà et là autour de son lit; sous ses yeux, à la faible lueur d'une lampe, ses femmes travaillaient aussi. [2,745] "Hâtez-vous, mes filles, leur disait-elle d'une voix douce; il faudra envoyer ce vêtement de guerre à votre maître, dès que nous l'aurons achevé. Mais que dit-on? car c'est à vous qu'il faut demander les nouvelles. Combien pense-t-on que le siège doive encore durer? Tu succomberas à la fin, Ardée: tu résistes à plus fort que toi, [2,750] ville maudite, qui nous prives si longtemps de nos époux! Puissent les dieux au moins nous les ramener! Mais le mien est si téméraire! il se précipite partout où il voit briller des épées. Toutes les fois que je me le figure au milieu des combats, je me sens chanceler et mourir; un froid soudain me prend au coeur." [2,755] Ses larmes coulent à ces mots; le fil s'échappe de ses mains, et sa tête s'incline sur sa poitrine. Sa douleur lui donne une nouvelle grâce; sa pudeur brille d'un nouvel éclat dans ses larmes, et la beauté de son visage égale et révèle en ce moment la beauté de son âme. "Rassure-toi, me voici," s'écrie Collatin, et Lucrèce, rappelée à la vie, [2,760] a déjà suspendu à son cou le doux fardeau d'une épouse bien-aimée. Cependant les furies allument un feu dévorant dans le coeur du jeune Sextus; il est en proie à toutes les ardeurs d'une aveugle passion; il aime tout dans Lucrèce, et son air, et la blancheur de son teint, et l'or de sa chevelure, et ces grâces qui ne doivent rien à l'art, [2,765] et ses paroles, et le son de sa voix, et la sainteté même de sa pudeur, obstacle désespérant qui ne fait qu'irriter ses désirs. L'oiseau qui annonce le jour avait déjà chanté, quand les jeunes princes rentraient au camp. Sextus ne vit plus: l'image de Lucrèce absente obsède sa raison éperdue; [2,770] mille souvenirs réveillent et redoublent sa passion. "Telle était son attitude, se dit-il, telle était sa parure; c'est ainsi qu'elle tournait le fuseau, c'est ainsi que ses cheveux retombaient négligemment sur ses épaules." Il se rappelle et ses traits et ses moindres paroles, et son teint, et l'expression de son visage, et les grâces de son maintien. [2,775] Comme on voit les flots, après une violente tempête, s'apaiser et toutefois laisser voir encore qu'ils viennent d'être soulevés par les vents; ainsi, quoique l'objet adoré ne soit plus devant les yeux de Sextus, l'amour, né une fois, reste en lui; il brûle; la passion l'agite sans relâche; enfin, hors de lui, il jure d'assouvir son amour adultère, [2,780] et d'entrer, par la violence et la terreur, dans le lit nuptial. "J'oserai tout, s'écrie-t-il, dussé-je oser en vain; on verra s'il est un dieu, s'il est une destinée qui donne le succès à l'audace. N'est-ce pas à force d'audace que Gabies est tombée entre nos mains?" Il dit, prend son épée, presse les flancs de son cheval, et, au moment où le soleil allait disparaître, [2,785] Collatia lui ouvre sa porte revêtue d'airain. Il entre dans la maison de Lucrèce; il y entre comme un hôte, et c'est un ennemi armé! À cause des liens de famille, il est le bienvenu. L'infortunée, cruellement trompée, et bien éloignée de soupçonner l'avenir, [2,790] reçoit à sa table celui qui l'a choisie pour victime. Après le repas, l'heure du sommeil arrive; il est nuit; toutes les lumières sont éteintes dans le palais; il se lève et tire du fourreau son épée enrichie d'or; il pénètre, ô chaste épouse, jusque dans le sanctuaire conjugal, [2,795] et, pressant déjà le lit: "Lucrèce, dit-il, j'ai le fer à la main; c'est le fils du roi, c'est Tarquin qui te parle." Lucrèce ne répond rien; elle n'a plus de voix, elle n'a plus de force, elle est anéantie; elle tremble comme la brebis [2,800] renversée sous la griffe du loup qui l'a surprise dans la bergerie abandonnée. Que faire? résister? femme, elle succombera dans la lutte; crier? mais le fer est là, prêt à lui donner la mort; fuir? mais elle sent peser sur son sein une main étrangère, une main qui la profane pour la première fois. [2,805] L'amant farouche emploie tour à tour, pour fléchir Lucrèce, les prières et les menaces; il offre de l'or: les prières, les menaces et l'or la trouvent également inflexible. "Tu t'abuses, lui dit-il enfin; si je ne puis te forcer au crime, je pourrai te tuer du moins; et puis, celui qui aura vainement tenté l'adultère t'accusera lui-même d'adultère. J'égorgerai un esclave, et je dirai que je t'avais surprise avec lui." [2,810] La crainte d'être déshonorée à jamais l'emporte: la jeune épouse ne résiste plus. Mais ne te réjouis pas, ô Sextus, de ton odieuse victoire; c'est cette victoire même qui te perdra: cette seule nuit coûtera cher à la royauté des Tarquins. Le jour vient; Lucrèce est assise, les cheveux épars comme une mère qui va se rendre aux funérailles de son fils. [2,815] Elle fait venir du camp son vieux père, son époux fidèle; ils arrivent aussitôt. À l'aspect de son trouble, ils lui demandent quelle est la cause d'une si grande douleur, à qui elle va rendre les derniers devoirs, et quel coup du sort l'a frappée?... Longtemps elle garde le silence, voilant son visage pour cacher sa rougeur; [2,820] des pleurs coulent de ses yeux comme d'une source intarissable; son père, son époux les essuient à l'envi, la consolent, la supplient de parler; et, saisis d'une vague terreur, ils pleurent avec elle. Trois fois elle veut commencer, trois fois elle s'arrête; enfin, abaissant ses regards vers la terre, elle fait un nouvel effort. [2,825] "Il faut donc, dit-elle, que je révèle moi-même ma honte! c'est un dernier outrage de Tarquin." Elle commence alors; mais, arrivée à l'instant fatal, elle ne peut continuer le récit, et ses larmes l'achèvent, les larmes et la confusion de la pudeur outragée. "Tu n'as point failli! s'écrient le père et l'époux; tu as cédé à la violence." - [2,830] "Vous me pardonnez, dit-elle; et moi, je ne me pardonne pas!" et aussitôt elle se plonge dans le coeur un fer qu'elle tenait caché; elle tombe à leurs pieds, sanglante! Au moment où elle meurt, elle prend garde encore de tomber avec décence, et ce soin se trahit dans sa chute même. [2,835] Son père, son époux se précipitent sur ce corps inanimé; oubliant leur dignité, ils, s'abandonnent au même désespoir. Brutus arrive, et il montre enfin par son courage qu'il mérite un autre nom que celui de Brutus. Il arrache de ce cadavre qui palpite encore le fer tout baigné d'un sang généreux, et, l'agitant d'un air terrible, [2,840] il prononce ces énergiques paroles: "Je te le jure par ce sang chaste et magnanime, par tes mânes, que j'atteste comme une divinité, Tarquin et toute sa race, proscrite à jamais, me paieront ta mort! C'est assez longtemps cacher qui je suis." [2,845] À ces mots, Lucrèce a entrouvert ses yeux éteints; sa tête semble avoir fait un léger signe pour applaudir à ce serment de Brutus. On porte au bûcher cette femme à l'âme vraiment virile, et, à ce spectacle, la haine, en même temps que la pitié, s'éveille dans tous les coeurs; tous les yeux sondent cette blessure. Brutus, de sa voix puissante, [2,850] appelle les Romains à la vengeance, et leur dévoile tout l'attentat de Sextus. Tarquin fuit avec les siens. L'autorité passe aux mains d'un consul annuel; ce jour est le dernier de la royauté. Est-ce une illusion, et n'ai-je point vu l'hirondelle, messagère du printemps? Elle semble craindre que l'hiver, qui s'éloigne, ne revienne encore sur ses pas. [2,855] Il n'est que trop vrai, ô Procné, souvent tu te repens d'avoir précipité ton retour, et le cruel Térée se réjouit de tes souffrances. Il ne reste plus que deux nuits pour que le second mois s'achève, et déjà Mars aiguillonne les coursiers qu'il vient d'atteler à son char. C'est avec raison qu'on a laissé le nom d'Équiries [2,860] à ces jeux qu'on célèbre sous les yeux du dieu lui-même, dans le champ qui lui est consacré. Sois le bienvenu, ô Gradivus; les jours qui t'appartiennent doivent avoir leur tour; voici le mois qui s'enorgueillit de s'appeler comme toi. Nous sommes dans le port; mon livre finit avec le mois. Mon navire va cingler vers d'autres mers. [3,0] Livre troisième. [3,1] Viens, je t'invoque, dieu des combats; mais dépose un moment la lance et le bouclier; détache aussi ton casque, et laisse flotter cette brillante chevelure. "Que peut me vouloir un poète?" demandes-tu. Mars, le mois que je chante porte le même nom que toi; [3,5] Minerve aussi préside aux mêlées sanglantes; les beaux arts, pour cela, lui sont-ils moins chers? Prends donc haleine, à l'exemple de Pallas, et jette là ton javelot. Désarmé, tu sais triompher encore; tu étais désarmé quand une prêtresse [3,10] te reçut dans ses bras, afin que Rome un jour adorât en toi le père d'une race de héros. Silvia, la vestale, qui m'empêche d'en faire le récit? allait un matin puiser l'eau pour les sacrifices; elle suit le sentier doucement incliné qui la conduit au rivage, et là elle dépose l'urne d'argile qu'elle portait sur sa tête. [3,15] Fatiguée de la route, elle s'assied, ouvre son sein au souffle des zéphyrs, et répare le désordre de sa chevelure. Tandis qu'elle se repose, l'ombre des saules, le gazouillement des oiseaux, le léger murmure des ondes, tout l'invite à dormir. Le doux sommeil appesantit peu à peu ses paupières vaincues; [3,20] la main qui soutenait son front retombe sur ses genoux. Mars a vu Silvia, il l'a désirée, il la possède, et, dieu tout-puissant, il fait que la vestale elle-même ignore son larcin. À son réveil, la vierge a déjà conçu; déjà elle te porte dans son sein, ô Romulus, fondateur de la ville éternelle. [3,25] Elle se lève languissante, et ne sait d'où lui vient cette langueur. Appuyée contre un arbre, elle laisse échapper ces mots: "Puisse être pour moi d'un favorable augure ce que j'ai vu pendant mon sommeil! Était-ce un rêve? Mais pourtant, dans nos rêves, les images ont moins de clarté. Je me trouvais près de l'autel de Vesta. [3,30] La bandelette de laine qui retenait mes cheveux se dénoue et tombe près du foyer sacré! O prodige! à peine elle a touché la terre, que deux palmiers en sortent à la fois: l'un, plus grand que l'autre, étendait sur l'univers entier ses branches vigoureuses, et son feuillage naissant touchait déjà les cieux. [3,35] Je vois soudain le frère de mon père lever la hache contre les palmiers; son geste menaçant m'épouvante, et mon coeur palpite d'effroi. Le pivert, oiseau de Mars, et une louve combattent pour les arbres jumeaux, et ce secours les a sauvés tous deux." Elle dit, et en racontant son rêve [3,40] elle avait rempli son urne; elle la soulève avec effort d'une main mal assurée. Cependant Rémus et Romulus croissaient dans le sein de la vestale, que gonflait de jour en jour le germe divin. L'année poursuivait sa révolution, et pour qu'elle fût achevée, il ne restait plus au dieu de la lumière que deux signes à parcourir. [3,45] Silvia devient mère: à ce moment, dit-on, les images de Vesta se couvrirent le visage de leurs mains virginales, et pendant l'accouchement de la prêtresse, il est certain que l'autel de la déesse trembla, et que le feu sacré se cacha d'effroi sous la cendre. À cette nouvelle, Amulius qui, foulant aux pieds la justice, [3,50] occupait un trône ravi à son frère, Amulius ordonne que les deux enfants soient submergés dans le fleuve; mais le flot, reculant devant un crime, les laisse à sec sur le rivage. Qui ne sait qu'une bête féroce leur offrit ensuite sa mamelle, et que le pivert apporta souvent des aliments à ces créatures abandonnées? [3,55] Tu ne seras pas oubliée dans mes vers, ô Larentia, nourrice d'un si grand peuple; je dirai, ô Faustulus, quel trésor recèle ta pauvre cabane, et vos noms seront célébrés quand je serai venu aux Larentales; c'est une des fêtes de décembre, de ce mois consacré à la joie des festins. Les fils de Mars comptaient déjà dix-huit ans; [3,60] déjà une barbe naissante se mêlait à leur blonde chevelure. Tous les laboureurs et les prêtres venaient se soumettre aux enfants d'Ilia. Souvent on les voyait rentrer dans leurs habitations couverts du sang des brigands, et ramenant aux pâturages leurs boeufs reconquis. [3,65] Dès qu'ils ont connu le secret de leur naissance, l'idée qu'un dieu est leur père enflamme leurs courages, et quelques cabanes ne sont pas un théâtre digne de si nobles destinées. Amulius tombe percé de l'épée de Romulus lui-même; le sceptre est rendu au vieux Numitor. Des murs s'élèvent peu redoutables encore, [3,70] et pourtant il en coûte cher à Remus pour les avoir osé franchir; là où étaient d'épaisses forêts, là où se cachaient les bêtes féroces, une ville commençait à paraître. "Dieu des combats, dit alors le fondateur de cette ville éternelle, si je dois t'appeler mon père (et bientôt il ne sera plus permis d'en douter), [3,75] je veux que I'année romaine s'ouvre sous tes auspices, et que le premier mois porte ton nom." Sa volonté s'accomplit: le mois reçoit le nom du père de Romulus, et le dieu agrée ce pieux hommage. Toutefois, Mars dès longtemps occupait le premier rang parmi les divinités du Latium; [3,80] un tel culte plaisait à ces peuplades belliqueuses. Pallas est adorée chez les enfants de Cécrops, Diane chez les Crétois de Minos, Vulcain dans l'île où régna Hypsipyle, Junon à Sparte et à Mycènes, royaume des Pélopides, enfin le dieu couronné de pin sur les sommets du Ménale. [3,85] Mars était adoré dans le Latium, parce qu'il préside à la guerre; pour cette nation farouche, dans la guerre seule était la gloire et la puissance. Parcourons un moment les fastes de nos voisins, nous y trouverons aussi un mois portant le nom de Mars. C'était le troisième chez les Albains, le cinquième chez les Falisques, [3,90] le sixième dans le pays des Herniques. La ville d'Aricie, la ville qui doit ses hauts remparts à Télégonus, comptent toutes deux le temps comme les Albains; chez les Laurentins, ce même mois a la cinquième place, la dixième chez le rude Équicole, la quatrième chez les habitants de Cures, [3,95] la quatrième encore chez le Pélignien, toujours armé, qui suivait en cela les usages des Sabins, ses ancêtres. Ainsi tous ces peuples avaient consacré à Mars un de leurs mois; Romulus fit plus pour honorer l'auteur de ses jours, il voulut que ce mois fût le premier de l'année. Autrefois aussi, on ne comptait pas autant de Calendes qu'aujourd'hui. [3,100] L'année de nos pères avait deux mois de moins que la nôtre. O Grèce, tu n'avais pas encore apporté les arts en tribut à tes vainqueurs! Tu savais bien dire, mais le courage te manqua sur les champs de bataille. Être brave à la guerre, c'était là toute la science des Romains; lancer un javelot, c'était là toute leur éloquence. [3,105] Connaissaient-ils les Hyades et les Pléiades, filles d'Atlas? S'étaient-ils jamais aperçus que l'axe du monde a deux pôles; qu'il y a également deux Ourses: l'une, Cynosure, suivie par les Sidoniens; l'autre, Hélicè, guide des pilotes grecs; enfin, qu'il faut un an au soleil pour parcourir les signes célestes, [3,110] tandis qu'en un seul mois le char de sa soeur les a tous visités? Libres dans leur course, les astres achevaient leurs révolutions sans être observés; toutefois on s'accordait à y voir des dieux. Il n'y avait d'autres constellations pour les Romains que les étendards militaires; celui qui les abandonnait commettait un grand crime. [3,115] Ce n'était pourtant qu'une gerbe de foin; mais elle n'était pas moins respectée alors que nos aigles d'argent ne le sont aujourd'hui. Cette gerbe (maniplus), on la portait au haut d'une longue perche; de là le nom de manipuIaire donné au soldat. Ainsi il manquait toujours dix mois au lustre [3,120] que célébraient ces hommes ignorants et sans culture; l'année était finie dès que la lune avait renouvelé dix fois son croissant; ce nombre prévalait alors, soit parce que nos doigts nous apprennent à compter ainsi, soit parce que les femmes accouchent au dixième mois, [3,125] soit parce que nos chiffres ne vont en croissant que jusqu'à dix, et recommencent alors de nouvelles séries. C'est pour cela que Romulus partagea en dix corps, de chacun cent hommes, tous les soldats combattant avec les mêmes armes: il y eut dix corps de hastats, dix de princes, dix de pilani. [3,130] Ceux qui avaient mérité d'être gratifiés d'un cheval étaient également divisés par dix, comme aussi les trois tribus, auxquelles il donne le nom de Titiens, de Ramnes, de Lucères. C'est pendant dix mois encore que la veuve pleure son époux; enfin ce nombre se trouvait partout, et Romulus le choisit pour mesurer l'année. [3,135] Si vous doutez que les Calendes de Mars aient tenu autrefois le premier rôle, il est des usages encore auxquels vous pouvez le reconnaître: à ce moment la guirlande de laurier qui a été suspendue toute l'année dans la demeure des flamines disparaît, et fait place à de nouveaux rameaux; l'arbre verdoyant de Phébus décore la porte du roi des sacrifices, [3,140] la porte de la vieille curie. La statue de Vesta se pare d'une nouvelle couronne récemment cueillie sur l'antique laurier des autels troyens. C'est alors aussi, dit-on, que le feu sacré se renouvelle au fond du sanctuaire caché, et que la flamme ranimée brûle avec plus d'ardeur. [3,145] Une autre preuve pour moi que le mois de Mars ouvrait l'ancienne année, c'est qu'il a vu commencer le culte d'Anna Perenna. Du temps de nos pères, jusqu'à la guerre du perfide Hannibal, on entrait en charge au mois de Mars. Enfin Quintilis n'est le cinquième mois que si l'on compte à partir du mois de Mars, [3,150] et j'en dirai autant de tous ceux qui le suivent. Celui que les Romains allèrent chercher au pays célèbre par ses olives, Pompilius, s'aperçut le premier que l'année était incomplète, averti peut-être par la nymphe Égérie, ou instruit par l'inventeur de la métempsycose, par le philosophe de Samos. [3,155] Toutefois il ne fixa pas par d'infaillibles règles la division du temps; cette gloire, entre tant d'autres, était réservée à César. Ce dieu, ce père d'une si noble race, ne crut pas cette étude au-dessous de lui; ce ciel, qu'il devait habiter un jour, il voulut le connaître d'avance, [3,160] et ne pas entrer comme un hôte ignorant dans la demeure des immortels. Il détermina, par des calculs certains, le temps que met le soleil à revenir au signe d'où il était parti; aux trois cent cinq jours de l'ancienne année, il en ajoute soixante, et de plus six heures; le jour que forment ces heures s'ajoute ensuite au lustre et le complète, [3,165] et telle est la mesure de l'année. S'il est permis aux poètes de s'entretenir en secret avec les dieux, si la renommée n'a pas menti en nous prêtant ce privilège, dis-moi, ô Gradivus, toi, la plus virile entre toutes les divinités, [3,170] dis-moi pourquoi les dames romaines célèbrent ta fête. Mars, après avoir déposé son casque, mais gardant encore un javelot à la main, me répondit en ces termes : "Voici la première fois qu'on m'invite, moi, le dieu de la guerre, à prendre part à ces délassements qui charment les loisirs de la paix; c'est un camp nouveau pour moi que celui où tu m'appelles; [3,175] j'y viendrai cependant sans répugnance, et je saurai y jouer mon rôle, afin que Minerve ne se croie pas seule souveraine dans l'empire des arts. Je t'apprendrai, chantre laborieux de l'année latine, ce que tu désires connaître: que mes paroles restent gravées dans ta mémoire. "C'était d'abord peu de chose que Rome, si l'on porte les yeux sur son berceau; [3,180] mais elle était grande de tout son avenir. L'enceinte de ses murailles naissantes, qui devait être trop étroite un jour, semblait trop vaste alors pour les premiers habitants. Si tu me demandes ce qu'était le palais de mon fils, je te montrerai cette cabane de roseau et de chaume. [3,185] C'est là qu'il reposait paisiblement sur la paille; mais de ce lit, il est monté aux cieux. Déjà le nom des Romains était redouté bien au-delà de leur territoire, et partout ils avaient été refusés comme gendres et comme époux. [3,190] C'est en vain qu'ils m'appelaient leur père; des voisins opulents les méprisaient et les repoussaient à cause de leur pauvreté; on leur reprochait d'avoir vécu dans les étables, d'avoir mené paître les troupeaux, et de ne posséder qu'une médiocre étendue de terrains encore en friche. Les oiseaux, les animaux sauvages, s'accouplent avec leurs pareils; le serpent trouve avec qui reproduire sa race; [3,195] aux extrémités les plus reculées du monde, il n'est point de nations qui ne s'unissent par les mariages; aux Romains seuls des épouses étaient refusées. Irrité, moi-même, j'animai Romulus du courroux de son père. Cesse de t'abaisser aux prières, lui dis-je; les armes te donneront ce que tu as demandé sans l'obtenir. Prépare une fête au dieu Consus; Consus achèvera le récit [3,200] de ce qui se passa en ce jour, quand le moment d'expliquer son culte sera venu. Les peuples de Cures et tous ceux qui ont à venger le même affront sont transportés de fureur. Pour la première fois, on voit le beau-père prendre les armes contre son gendre. Mais la guerre entre si proches voisins ne commença pas sur-le-champ; et, quand elle éclata, les vierges qu'on avait enlevées étaient devenues mères. [3,205] Elles se réunissent dans le temple de Junon, et l'épouse de mon fils, se plaçant au milieu d'elles, parla ainsi: "Nous, que la même violence a soumises à la même destinée, pouvons-nous rester plus longtemps dans une coupable indifférence? Deux armées vont en venir aux mains. Pour quel parti demanderons-nous aux dieux la victoire? [3,210] D'un côté sont nos époux, et de l'autre nos pères. Veuves sans les uns, orphelines sans les autres, comment choisir? Vous agirez en femmes à la fois fortes et pieuses si vous suivez mon conseil." Elle parle, elle est obéie. Toutes, les cheveux épars, en longs habits de deuil, [3,215] au moment où mille épées n'attendaient que le signal du carnage, au moment où la lutte allait s'ouvrir au son des clairons, elles s'élancent entre leurs pères et leurs époux, tenant entre leurs bras les gages sacrés de l'hymen. Dès que ces femmes échevelées sont au milieu du champ de bataille, [3,220] elles se jettent à genoux; et leurs enfants, comme inspirés alors par l'instinct, tendaient leurs petits bras, avec des cris de joie, du côté des grands-pères. Les uns l'appelaient de son nom, ce grand-père qu'ils voyaient pour la première fois; et ceux qui ne pouvaient l'appeler encore y suppléaient par de touchants efforts. [3,225] "À ce spectacle, tous les courages s'amollissent; le fer tombe de la main des guerriers; les beaux-pères ont jeté leurs épées pour embrasser leurs gendres; ils pressent aussi contre leurs coeurs ces filles héroïques; ils portent leurs petits-fils assis au milieu des boucliers, qui jamais n'ont servi à plus charmant usage. Voilà pourquoi c'est un devoir, pour les matrones romaines, [3,230] pour les filles d'Oebalus, de célébrer au premier jour du mois les Calendes qui me sont consacrées. Si elles m'honorent ainsi par des cérémonies religieuses, est-ce parce que, bravant les épées nues, elles ont conjuré par leurs larmes les fureurs de la guerre? Est-ce pour me remercier d'avoir rendu Ilia mère? [3,235] Est-ce pour fêter le départ de l'hiver, la fin des frimas, la fonte des neiges et le triomphe du soleil? Alors en effet l'arbre, dépouillé par le froid, se couvre d'un nouveau feuillage; le bourgeon gonflé de sucs s'échappe de la tendre écorce; l'herbe, longtemps cachée, perce enfin le sein de la terre, [3,240] et annonce les trésors de la moisson; alors tous les champs sont fertiles, les troupeaux se reproduisent, l'oiseau prépare sur la branche un asile, un berceau à ses petits. Ce n'est donc pas sans raison que les mères du Latium célèbrent cette époque de fécondité universelle; pour elles, la milice, c'est l'enfantement demandé par mille prières. [3,245] Enfin, sur la colline où les Romains veillaient à la sûreté de Romulus, et qu'on nomme aujourd'hui les Esquilies, les dames romaines élevèrent ce jour-là même, si je ne me trompe, un temple en l'honneur de Junon. Mais pourquoi fatiguerais-je ta mémoire par le récit de tant de causes? [3,250] La véritable réponse, la voici; elle est frappante. Ma mère protège les épouses; le fils partage les hommages qui s'adressent à sa mère; un si pieux motif est celui que je préfère. Donnez des fleurs à la déesse, elle aime cette parure du printemps; couronnez-la de fraîches guirlandes; [3,255] dites-lui: O Lucine, c'est à toi que nous devons de voir le jour. Dites-lui: Entends la voix de celle qui t'appelle à son secours dans les douleurs de l'accouchement. Que toute femme enceinte, les cheveux épars, vienne supplier Lucine de la délivrer doucement du fardeau qu'elle porte dans son sein." Qui me dira maintenant pourquoi les Saliens portent [3,260] les armes de Mars, présent tombé du ciel, pourquoi ils chantent Mamurius? Inspire-moi, Égérie, c'est de toi que je vais parler, divine épouse de Numa, toi dont il allait chercher les entretiens mystérieux sur les bords du lac de Diane, et au fond de ses bois sacrés! Dans la vallée d'Aricie, entourée d'une épaisse forêt, il est un lac, objet d'un culte antique. [3,265] C'est là qu'Hippolyte a disparu, déchiré par ses coursiers furieux: aussi nul cheval ne pénètre plus dans cette forêt. C'est là qu'on voit des bandelettes suspendues le long des buissons, et plus d'un tableau votif y raconte les bienfaits de la déesse. Souvent, ses prières exaucées, une femme, le front couronné de fleurs, [3,270] vient ici de Rome avec des torches allumées. Dans cette forêt règne le plus brave au combat et le plus agile à la course; mais, pour régner, il a donné la mort; son successeur lui donnera la mort un jour. Là, on entend le murmure confus d'un ruisseau coulant sur un lit de cailloux; on peut s'y désaltérer souvent, mais jamais à longs traits. [3,275] C'est à Égérie qu'appartiennent ces ondes: Égérie, nymphe chérie des Muses, l'épouse et l'oracle de Numa. C'était le temps où il fallait enfin soumettre au frein de la justice et retenir par la crainte des dieux ces Romains toujours prêts à saisir les armes; les lois sont proclamées et remplacent le droit du plus fort; [3,280] alors les divinités des ancêtres deviennent l'objet d'un culte solennel. La barbarie disparaît peu à peu; l'équité succède à la violence; le citoyen rougit de combattre contre un citoyen, et tel qui, furieux, allait assouvir sa colère, s'apaise soudain, à l'aspect de l'autel, et vient jeter sur la flamme le vin, le sel et le froment. [3,285] Mais voici que le maître des dieux lance ses traits de feu à travers les nuages; du haut des cieux épuisés, des torrents de pluie tombent sur la terre. Jamais la foudre n'a frappé à coups si pressés; le roi tremble; le peuple est consterné. "Ne crains rien, lui dit la déesse; on peut conjurer les présages sinistres de la foudre, [3,290] et fléchir le courroux terrible de Jupiter. C'est Picus ou Faunus, génies tutélaires du sol romain, qui vous révéleront les rites expiatoires. Mais ils ne céderont pas sans résister; il faut les saisir et les charger de chaînes." En même temps, elle lui indique le moyen de les surprendre. [3,295] Il y avait, au pied de l'Aventin, un bois où le sombre feuillage des chênes entretenait une nuit éternelle: on ne pouvait y entrer sans s'écrier: "Ici il y a des dieux!" Au milieu étaient des tapis de gazon; un ruisseau d'eau vive sortait des flancs d'un rocher tout tapissé de verte mousse. Faune et Picus étaient presque les seuls qui pussent y boire. [3,300] Numa pénètre en ces lieux; il immole une brebis à la fontaine; puis, déposant sur ses bords des coupes pleines d'un vin parfumé, il se cache au fond d'une grotte, avec tous ceux qui l'ont accompagné. Les deux divinités champêtres viennent à la fontaine à l'heure accoutumée; le vin coule à flots dans leurs gorges altérées. [3,305] L'ivresse amène le sommeil; Numa sort de l'antre frais, et des liens étroits assujettissent les mains captives de Faune et de Picus. À leur réveil, ils s'efforcent de rompre ces entraves; mais ces efforts même ne servent qu'à en resserrer les noeuds. "Dieux de ces forêts, s'écrie Numa, pardonnez à mon audace; [3,310] un attentat sacrilège est bien loin de ma pensée. J'ai voulu apprendre de vous à conjurer les présages sinistres de la foudre." Ainsi parla Numa; ainsi lui répondit Faune, en secouant son front cornu: "Tu demandes beaucoup, et ce n'est pas à nous qu'il appartient de révéler un tel mystère; notre pouvoir a ses limites. [3,315] Nous sommes des dieux champêtres, et ne régnons que sur les cimes de ces montagnes; la foudre n'obéit qu'à Jupiter. Seul tu ne saurais la faire descendre du ciel; peut-être le pourras-tu, aidé de notre secours." Ainsi parla Faune, et Picus approuva ses paroles. [3,320] "Cependant, ajouta Picus, délivre-nous de ces liens. Par de puissants enchantements, nous appellerons ici Jupiter; je te le promets, je te le jure par les sombres vapeurs du Styx." Ce que firent les dieux, libres de leurs liens, quels vers magiques ils prononcèrent, et comment ils firent descendre Jupiter des célestes demeures, [3,325] nul mortel ne peut le savoir; il est des mystères interdits à mes chants, et je dirai seulement ce que peut dire sans crime un poète religieux. À leur voix, tu sortis du ciel, ô Jupiter; et c'est pour cela que les générations qui suivirent t'adorèrent sous le nom de Jupiter Élicius. On rapporte que les forêts tremblèrent sur les sommets de l'Aventin, [3,330] et que la terre s'affaissa sous le poids du maître de l'Olympe. Le coeur du roi battait avec violence; son sang troublé se refoulait dans ses veines; ses cheveux s'étaient dressés sur son front. Revenu à lui: "Roi et père des grands dieux, s'écria-t-il, [3,335] si la main qui touche tes autels est innocente, si la voix qui t'implore est pieuse, je t'en supplie, quand la foudre nous apporta tes menaces, enseigne-nous à les conjurer." Jupiter accueille sa prière; mais il lui laisse la vérité à chercher sous des équivoques subtiles, et ses paroles à double sens effraient de nouveau le roi. "Coupe une tête. - J'obéirai, dit le roi; [3,340] je couperai celle d'un oignon arraché dans nos jardins. - Je veux celle d'un homme. - Vous en aurez les cheveux. - Il me faut une âme. Eh bien! l'âme d'un poisson. - Soit, dit Jupiter en souriant, que ce soient donc là les offrandes expiatoires. O mortel, digne de converser avec un dieu! [3,345] demain, lorsque le disque de Phébus brillera tout entier, je te donnerai un gage assuré du salut de l'empire." Il dit, ébranle l'air d'un grand coup de tonnerre, et remonte aux cieux, laissant Numa dans une adoration silencieuse. Numa, de retour, raconte, plein de joie, aux Romains, ce qu'il vient d'entendre. [3,350] Ce n'est que lentement et difficilement qu'on ajoute foi à son récit. "Vous me croirez au moins, dit-il, si l'événement confirme mes paroles. Sachez donc, vous tous qui m'écoutez, ce qui doit arriver demain. Lorsque le disque de Phébus brillera tout entier, Jupiter nous donnera un gage assuré du salut de l'empire." [3,355] La foule se retire doutant toujours; cette promesse lui semble tardive, et, pour croire, elle remet au lendemain. La terre était humide encore de la rosée du matin, et déjà le peuple s'était rassemblé devant le palais de son roi. Il sort, et va s'asseoir sur son trône d'érable. [3,360] Une foule innombrable l'entoure et se tait. Le soleil commençait à peine à paraître sur l'horizon; la crainte, l'espérance tiennent en suspens tous les esprits. Le roi, debout, la tête couverte d'un voile blanc, lève au ciel ces mains que les dieux connaissent. [3,365] "O Jupiter, dit-il, voici le moment où nous allons recevoir le présent promis; puisse ta parole ne pas tarder à s'accomplir!". Tandis qu'il achevait ces mots, le soleil s'était élevé du sein des ondes; tout à coup, un bruit formidable ébranle la voûte des cieux; l'air est serein et sans nuages, et pourtant le tonnerre retentit trois fois; trois fois la foudre est lancée. [3,370] Ce sont là des prodiges; mais, croyez-moi, je ne raconte que ce qui s'est passé. Le ciel s'entrouvre; peuple et roi, tous baissent les yeux; alors, doucement balancé sur l'aile des vents, un bouclier tombe; tout le peuple pousse un cri. [3,375] Numa immole d'abord une génisse dont la tête n'a jamais fléchi sous le joug, puis il ramasse le présent céleste, et lui donne le nom d'Ancile, parce qu'il est échancré sur toutes les faces, et que l'oeil n'y découvre aucun angle. Mais bientôt Numa se souvint que le destin de l'empire était désormais attaché à ce bouclier; [3,380] il eut recours à une ruse ingénieuse pour le dérober aux regards et le protéger contre toute surprise: il ordonna qu'on en fabriquât un grand nombre en tout semblables à celui-là. Ce fut l'ouvrage de Mamurius, citoyen vertueux autant qu'habile ouvrier. [3,385] "Demande ton salaire, lui dit Numa, disposé à le combler de richesses; crois-en la parole de ton roi, tout ce que tu désireras, je te l'accorderai." Déjà les Saliens (dont le nom vient du mot qui désigne la danse) avaient reçu de lui des armes et des hymnes à chanter d'après un rythme prescrit. "Que la gloire soit ma récompense, dit Mamurius, [3,390] et qu'à la fin de leurs hymnes les Saliens répètent mon nom." C'est pour cela que nos prêtres répètent le nom de Mamurius; ils le paient de son oeuvre, et acquittent la promesse du roi. Diffère ton hymen, jeune fiancée, malgré ton impatience, malgré l'ardeur de ton amant; vous gagnerez beaucoup à ce léger sacrifice. [3,395] Les armes appellent la guerre, et la guerre est fatale aux époux; lorsque les armes sacrées auront été rendues au sanctuaire, vous vous unirez sous de meilleurs auspices. En ces jours, il est défendu aussi, à l'épouse voilée du Flamen Diale, de peigner sa chevelure. Dès que la troisième nuit aura ramené les étoiles à la voûte des cieux, [3,400] un des poissons disparaîtra; car ils sont deux: l'un, placé vers les régions de l'Auster, l'autre voisin de l'Aquilon; et c'est le nom même de ces vents qui sert à les distinguer l'un de l'autre. Quand l'épouse de Tithon, les joues baignées de larmes parfumées, nous ramènera le cinquième jour, [3,405] tes yeux cesseront d'apercevoir Arctophylax, qu'on appelle aussi le paresseux Bootès; mais le Vendangeur est visible; je vais dire en peu de mots l'origine de cette constellation. Le jeune Ampélos, né des amours d'une nymphe avec les satyres, fut chéri de Bacchus; [3,410] sur les sommets du mont Ismare, le dieu lui donna une vigne enlacée au feuillage d'un ormeau: la vigne même a gardé le nom de l'enfant. Un jour, voulant cueillir une grappe dorée sur la branche, il tomba, et Bacchus retrouva dans les cieux celui qu'il avait perdu sur la terre. [3,415] Phébus, pour la sixième fois sorti de l'Océan, gravit les pentes escarpées de l'Olympe, et ses chevaux ailés l'emportent dans les airs. Vous tous, adorateurs de l'antique Vesta, apportez la coupe et l'encens aux autels troyens. À ses titres innombrables, [3,420] César a joint le titre de grand pontife, et c'est celui dont il s'enorgueillit davantage; César, dieu éternel, veille sur le feu éternel, et les deux génies tutélaires de l'empire sont maintenant réunis dans un même sanctuaire. Les choses sacrées sauvées de l'incendie de Troie, fardeau précieux qui protégea Énée contre le fer des ennemis, [3,425] un prêtre issu du héros troyen était seul digne de les toucher; le culte de Vesta est pour lui un culte de famille. O Vesta, veille sur la vie de celui qui te touche de si près! Sa main pieuse ranime incessamment les feux de tes autels; que ces feux brillent toujours sans s'éteindre, mais que le flambeau de ses jours brille comme eux, et que comme eux il ne s'éteigne jamais. Il n'y a qu'un souvenir attaché aux Nones de Mars; [3,430] c'est un temple de Veiovis qui fut consacré, dit-on, en ce jour, entre deux bois sacrés. Dès que Romulus eut entouré cet espace de murailles élevées: "Quiconque viendra ici, s'écria-t-il, pour y chercher un asile, qu'il soit en sûreté. Voilà pourtant l'humble berceau de toute la puissance romaine; voilà les premiers habitants de Rome. Qui eût soupçonné alors ses hautes destinées? [3,435] De peur que le mot inconnu de Veiovis ne blesse vos oreilles étonnées, apprenez quel est ce dieu, et pourquoi il s'appelle ainsi: c'est Jupiter encore jeune. Regardez: ses traits indiquent son âge; voyez aussi sa main: elle ne tient point la foudre; [3,440] Jupiter ne la saisit que lorsque les géants eurent tenté d'escalader le ciel; auparavant, il était désarmé. La première fois qu'il alluma ses flammes vengeresses, ce fut pour consumer l'Ossa, le Pélion, élevé sur l'Ossa, et l'Olympe, fortement enraciné au sein de la terre. Près de lui, on a représenté la chèvre que menaient au pâturage les nymphes de l'Ida crétois, et qui nourrit de son lait Jupiter enfant. [3,445] Mais que signifie le nom même de Veiovis? les laboureurs appellent végrandes les semences avortées; petit, dans leur langage, se dit vescus; si donc tel est le sens de cette syllabe, ne pourrait-on pas supposer que le temple de Veiovis n'est autre que le temple de Jupiter enfant? Lorsque les astres brilleront dans la plaine azurée des cieux, [3,450] tu verras la tête du cheval de la Gorgone; on dit qu'il s'élança, la crinière déjà sanglante, de la tête de Méduse, qui l'avait recelé jusqu'au moment où elle tomba sous le fer de Persée. D'un bond il franchit les nuages et toucha les astres; les cieux pour lui remplacèrent la terre, et ses pieds furent des ailes rapides. [3,455] Cependant le frein s'était glissé pour la première fois dans sa bouche indignée, lorsque, frappant la terre d'Aonie, il en fit jaillir une fontaine. Le voilà revenu dans les cieux, où le portaient auparavant ses ailes; il brille couronné de quinze étoiles. La nuit suivante, tes yeux vont découvrir la couronne de la fille de Minos; [3,460] c'est le crime de Thésée qui en a fait une déesse. Délaissée par un époux parjure, mais heureuse depuis avec Bacchus, celle qui avait guidé avec un fil les pas d'un ingrat disait, s'applaudissant de son hymen: "Que j'étais folle de pleurer Thésée! en me trahissant il m'a servie." [3,465] Cependant le dieu qui se pare de sa chevelure, le dieu Liber, vainqueur des Indes revient chargé des dépouilles de l'Orient. Parmi les captives, jeunes filles remarquables par leur beauté, il est une fille de roi qui n'a que trop su plaire à Bacchus. Ariane verse des larmes; épouse, amante infortunée, elle court, [3,470] les cheveux épars, le long du rivage, et ces paroles s'échappent de sa bouche: "Flots de la mer, écoutez mes plaintes pour la seconde fois; sable de ce rivage, soyez une seconde fois arrosé de mes larmes. Je m'écriais, je m'en souviens encore: parjure et perfide Thésée! Thésée est parti; je puis donner les mêmes noms à Bacchus. [3,475] Je puis dire encore aujourd'hui. Femmes, ne croyez jamais aux serments des hommes; je suis trahie de nouveau, le nom seul du traître a changé; plût aux dieux qu'on ne m'eût pas arrachée à ma triste destinée; à cette heure, du moins, je n'existerais plus. Pourquoi es-tu venu à mon secours, ô Bacchus, dans ces solitudes où j'attendais la mort? [3,480] En mourant alors, je n'aurais été malheureuse qu'une fois. O Bacchus, dieu inconstant, plus mobile que ce feuillage qui se joue à tes tempes, toi que je n'ai connu que pour te pleurer, tu as amené jusque sous mes yeux une indigne rivale, et troublé cette union jusque là si fortunée! [3,485] Qu'est devenue la foi que tu m'avais jurée, et ces serments répétés chaque jour? Malheureuse! je suis donc réduite à déplorer deux fois la même injure! Tu accusais Thésée, tu lui donnais toi-même le nom de trompeur; condamné par toi-même, tu n'en es que plus coupable. Mais je veux souffrir en silence et dérober ma douleur à tous les regards; [3,490] c'est une triste gloire que d'avoir pu être trompée tant de fois. Que Thésée surtout l'ignore, qu'il ne se réjouisse pas de t'avoir pour complice. Sans doute je suis trop noire, et la rivale que tu me préfères est éblouissante de blancheur! Je souhaite à tous mes ennemis sa couleur odieuse. [3,495] Mais qu'importe, si sa laideur même l'embellit à tes yeux? Arrête, ô Bacchus, ne va pas te souiller dans ses embrassements; songe à tes serments; quel amour peut remplacer pour toi celui d'une femme habituée à chérir son époux? Ces cornes qui parent ton front me rappellent le beau taureau dont ma mère fut éprise; [3,500] mais son amour était infâme, et moi je pouvais être glorieuse du mien. Ne me punis pas de t'aimer; t'ai-je puni, ô Bacchus, quand tu m'as fait l'aveu de ta passion? Ne sois pas surpris que je brûle pour toi; n'es-tu pas né dans les flammes? N'est-ce pas la main d'un père qui seule t'empêcha d'être consumé? [3,505] Je suis cette Ariane à qui tu promettais le ciel; hélas, au lieu de m'y conduire, où m'as-tu laissée!" Elle dit, et Bacchus, qui suivait ses pas, n'avait pas cessé de prêter l'oreille aux plaintes de l'infortunée; il la serre dans ses bras, de sa bouche il essuie les larmes d'Ariane. [3,510] "Montons ensemble, dit-il, vers la voûte des cieux; l'amour nous a unis, qu'un même nom nous unisse encore, et prends celui de Libéra dans ta nouvelle demeure, comme souvenir de notre amour. Je placerai auprès de toi la couronne que Vénus avait reçue de Vulcain et que te donna Vénus." [3,515] Il dit, et aussitôt les pierreries de cette couronne se changent en étoiles; on en compte neuf dans cette brillante constellation. Lorsque le dieu dont le char rapide nous mesure la lumière se sera plongé six fois dans l'Océan, et en sera sorti six fois encore, tu assisteras à de nouveaux jeux Equirria, [3,520] dans le champ couvert de gazon que baignent les eaux du Tibre sinueux, et si le Tibre, sortant de son lit, a inondé cette plaine immense, que les coursiers fassent voler des nuages de poussière sur le mont Célius. Aux Ides on célèbre la fête joyeuse d'Anna Perenna, non loin de tes rives, ô Tibre voyageur. [3,525] La foule accourt et se disperse çà et là; chacun boit à loisir, couché près de sa compagne, sur l'herbe verdoyante. Les uns sont en plein air, un petit nombre dresse des tentes; d'autres, avec des branches d'arbres, se font une cabane de feuillage, ou alignent une rangée de pieux en guise de colonnes de marbre, [3,530] et y suspendent leurs vêtements. Cependant le soleil et le vin les échauffent peu à peu; chacun compte les coupes qu'il a vidées, en demandant que ce nombre soit celui des années qui lui restent encore, et c'est à qui en videra le plus. Il y a là tel Romain qui a l'âge de Nestor, telle Romaine qui s'est assuré d'avance la vieillesse d'une sibylle. [3,535] On se met à répéter les chansons apprises aux théâtres, et le facile abandon du geste ajoute à l'expression de paroles; puis on quitte la coupe épuisée pour se livrer à des danses sans art, et la jeune beauté en habit de fête a dénoué, dans ses transports folâtres, la bandelette qui retenait ses cheveux. Au retour il en est plus d'un qui chancelle, et amuse les passants; [3,540] la foule regarde en souriant et dit que l'ivresse est le bonheur. J'ai vu récemment défiler ce vénérable cortège, et la chose m'a paru digne d'être racontée; une vieille femme qui avait beaucoup trop bu traînait un vieillard, qui n'avait pas moins bu qu'elle... Mais quelle est cette déesse Perenna? Des traditions diverses la réclament; il n'est aucun de ces récits qui ne doive trouver place dans mon poème. [3,545] La malheureuse Didon, après avoir été consumée d'amour pour Énée, s'était laissé consumer encore au milieu des flammes de ce bûcher où elle mit fin à ses jours. On avait recueilli ses cendres, et on lisait sur le marbre du tombeau cette courte inscription, tracée par elle-même à ses derniers instants: "Énée, qui cause ma mort, m'avait laissé une épée. [3,550] Didon s'est frappée de sa propre main." Les Numides envahissent aussitôt ce royaume sans défenseur; le Maure Iarbas s'établit dans le palais qu'il vient de conquérir, et, se rappelant les dédains de la reine: "Je commande enfin, dit-il, dans cette chambre nuptiale, d'où Élissa m'a tant de fois repoussé!" [3,555] Les Tyriens fuient de tous côtés, dispersés par l'épouvante; ainsi errent au hasard les abeilles troublées, quand le chef de la ruche n'est plus. Trois fois les épis de la moisson avaient été battus dans l'aire, trois fois le vin avait fermenté dans la cuve profonde; Anne est chassée du palais; elle quitte en pleurant ces murs qui lui rappellent [3,560] une soeur chérie; mais elle veut encore rendre un dernier hommage aux restes de Didon; elle verse des larmes et des parfums sur cette cendre légère, elle y dépose quelques boucles de ses cheveux; puis elle crie trois fois adieu; trois fois ses lèvres ont touché ces dépouilles sacrées, où sa tendresse cherche encore une soeur. [3,565] Elle s'assure d'un vaisseau, d'une compagne dans son exil, et s'éloigne lentement, les yeux attachés sur ces remparts qu'éleva la main d'une soeur bien-aimée. Non loin de la stérile Cosyra, il est une île fertile, appelé Mélitè, que viennent battre les flots de la mer de Libye. Anna s'y rend; [3,570] les liens d'une antique hospitalité l'unissent au roi de Mélitè; c'était le riche Battus. En apprenant tant d'infortunes: "Mon royaume n'est pas grand, dit-il, mais je vous l'offre tout entier." Et sans doute il se fût montré jusqu'à la fin hôte généreux et fidèle, sans la crainte que lui inspira la puissance de Pygmalion. [3,575] Le soleil parcourut deux fois les signes célestes; mais à la troisième année, les exilées durent chercher un autre asile. Un frère a paru les armes à la main. "Nous ne saurions résister, dit le roi Battus, que l'idée d'une guerre épouvante; Anna, fuyez, si vous voulez sauver vos jours." Elle obéit, elle fuit et abandonne son navire au caprice des vents et des flots; [3,580] la mer la plus terrible est moins à craindre pour elle que la haine d'un frère. Non loin du Crathis, qui roule sur un lit de cailloux ses eaux poissonneuses, il est une plaine immense que les habitants appellent Camérè. C'est de ce côté que le vaisseau se dirige; déjà il n'en est plus éloigné que de neuf portées de fronde. [3,585] Soudain les voiles tombent; à peine si l'haleine mourante des vents les agite encore: "Que la rame fende les ondes," dit le pilote. Taudis qu'on se dispose à replier, à rattacher les voiles, une bourrasque du Notus vient frapper la poupe recourbée; malgré les efforts de celui qui tient le gouvernail, [3,590] on est emporté dans la haute mer; la terre qu'on avait aperçue disparaît, les flots bondissent, la mer est bouleversée jusqu'au fond de ses abîmes, le vaisseau absorbe dans ses flancs les vagues écumeuses. L'art est vaincu par la tempête; le pilote renonce à lutter encore, et n'espère plus que dans ses prières; lui aussi appelle les dieux à son secours. [3,595] L'exilée de Tyr est ballottée sur la surface des ondes soulevées; elle cache dans ses vêtements son visage tout baigné de pleurs. Alors pour la première fois, Didon, sa soeur, lui semble heureuse, et toutes celles dont la dépouille repose au sein de la terre. Le vaisseau emporté par un violent coup de vent vient échouer sur le rivage de Laurentum; à peine tous se sont-ils élancés à terre, [3,600] qu'il s'enfonce et disparaît sous les flots. Le pieux Énée possédait alors et le royaume et la fille de Latinus; son hymen avait cimenté l'alliance des deux peuples. Tandis qu'accompagné du seul Achate, il se promène sur ces rives, présent de Lavinie, et que son pied foule la grève solitaire, [3,605] une femme errante s'offre à lui; c'est Anna! En croira-t-il ses yeux? Qui peut l'avoir amenée dans le Latium? il doute encore. C'est Anna! s'écrie Achate, et à ce nom elle a levé la tête: où fuir, où se cacher? Que ne peut-elle s'abîmer dans les profondeurs de la terre? [3,610] Toute la destinée d'une soeur infortunée se retrace à sa mémoire. Le fils de Vénus voit son émotion, et la rassure avec bonté; mais en apprenant la mort d'Élissa, lui-même il verse des larmes. "Anna, je le jure par ces contrées où m'appelaient à régner, comme tu le sais, des destinées plus heureuses, [3,615] je le jure par les dieux compagnons de mon exil, et à qui je viens de rendre ici leurs autels, souvent ces mêmes dieux, me pressant de partir, avaient accusé mes lenteurs; mais qu'elle mourût! ah! j'étais loin d'une si terrible pensée. Hélas! son fatal courage a surpassé toute attente; mais ne me retrace pas ce tableau lugubre! Quand j'ai pénétré dans les royaumes du Tartare, [3,620] j'ai vu Didon, j'ai vu son sein déchiré d'une indigne blessure; mais toi, soit que ta volonté, soit que l'ordre des dieux t'amène sur nos rivages, jouis en paix, dans ces lieux où je règne, de tous les biens qu'ils peuvent t'offrir. Je te dois beaucoup; je ne devais pas moins à Élissa; je t'aimerai pour toi, pour ta soeur infortunée." [3,625] Il dit, et l'exilée, qui n'a plus d'autre asile, se rend aux instances d'Énée, et lui raconte tous les dangers qu'elle a courus. Vêtue du costume tyrien, elle entre dans le palais. Tous font silence; Énée parle ainsi: "Lavinie, épouse bien-aimée, c'est pour acquitter un pieux devoir que je remets entre tes mains cette étrangère. [3,630] Autrefois, après un naufrage, les bienfaits de son hospitalité prolongèrent seuls mes jours. Née à Tyr, elle a régné sur les côtes de Libye; accueille-la, je te prie; aime-la tendrement comme une soeur." Lavinie le promet; mais une injuste jalousie la dévore en silence; elle dissimule en frémissant. [3,635] Elle voit porter de nombreux présents, et suppose qu'en secret bien d'autres sont portés encore. Pourtant elle ne sait à quoi se résoudre; mais sa haine ne connaît plus de bornes. Elle ne rêve que complots perfides; elle veut se venger, dit-elle, et périr elle-même. Mais voici qu'une nuit, [3,640] Didon, les cheveux tout souillés de sang, se dresse au pied du lit de sa soeur. "Fuis, dit-elle, fuis sans retard cette funeste demeure." Et, à ces mots, la porte, ébranlée par les vents, fit entendre un gémissement plaintif. Anna s'élance hors de sa couche; elle court à une fenêtre peu élevée; d'un bond elle est dans la campagne. La crainte même l'enhardit et l'inspire; [3,645] une ceinture retient les plis flottants de sa tunique, et, pareille à la biche qu'ont réveillée en sursaut les hurlements des loups, elle fuit où l'emporte la frayeur. On croit que le Numicius au front cornu l'enveloppa de ses ondes amoureuses, et la cacha au fond de son humide demeure. Cependant on cherche, avec de grands cris, à travers la campagne, la fille de Sidon; [3,650] on retrouve la trace et l'empreinte de ses pas; on arrive au bord du fleuve; des pas y sont marqués encore. Le fleuve, voyant son larcin découvert, suspend le murmure de ses flots, et on entend une voix qui prononce ces paroles: "Je suis maintenant une nymphe du paisible Numicius; cachée au fond de ces eaux intarissables (perennes), j'ai pris le nom d'Anna Perenna." [3,655] Tous aussitôt se livrent à de joyeux festins dans ces plaines qu'ils viennent de parcourir, et savourent à loisir le vin et la vie. Les uns pensent que cette déesse est la lune achevant l'année par la succession des mois; d'autres que c'est Thémis; d'autres y voient la fille d'Inachus, Io, changée en génisse; quelques-uns prétendent que c'est une nymphe azanide, [3,660] et que, Anna, tu as nourri l'enfance de Jupiter. Enfin, une vieille tradition, qui peut-être est la vraie, est arrivée jusqu'à nous, et je vais l'exposer. Le peuple de l'ancienne Rome, à l'époque où il n'avait pas encore de tribuns pour protéger ses droits, s'était réfugié sur le sommet du mont Sacré. [3,665] Les vivres qu'on avait emportés furent bientôt épuisés; le blé, premier aliment de l'homme, manqua. Il y avait, au village de Bovillae, non loin de Rome, une femme du nom d'Anna, pauvre, vieille, mais toujours vive et laborieuse; chaque jour, relevant ses cheveux blancs sous une légère bandelette, elle pétrissait, [3,670] d'une main déjà roidie par l'âge, des gâteaux rustiques; puis le matin, tout fumants, elle allait les distribuer au peuple. Les citoyens furent touchés de ce bienfait, et, quand la paix les eut ramenés dans Rome, ils élevèrent une statue à Perenna, qui les avait secourus dans la détresse. [3,675] Il me reste maintenant à expliquer pourquoi les jeunes filles chantent des hymnes obscènes; car, à cette époque, elles se réunissent et prennent cette licence, que l'usage a consacrée. Anna venait de prendre rang parmi les déesses; Mars vient la trouver, la tire à l'écart, et lui parle ainsi: "Ta fête est dans le mois qui m'appartient; ton culte et le mien sont réunis; [3,680] ne refuse pas de me servir; tu peux beaucoup pour mon bonheur. Dieu des combats, je brûle pour Minerve, déesse des combats; depuis longtemps mon coeur souffre de cette blessure; travaille à confondre en une seule deux divinités que déjà tant de sympathies rapprochent l'une de l'autre; ce rôle est fait pour toi, bonne et officieuse Anna." [3,685] Il dit; la vieille l'amuse d'une promesse perfide, et, le remettant de jour en jour, elle entretient longtemps sa crédule espérance. Enfin, le dieu, impatient, redouble ses instances. "Vos voeux seront accomplis, lui dit-elle; vaincue à grande peine par mes prières, elle a enfin consenti." L'amant se livre à la joie, et prépare la couche; [3,690] Anna s'y laisse conduire, le visage voilé comme une jeune épousée. Prêt à la couvrir de baisers, Mars la reconnaît; la honte, la colère agitent tour à tour le dieu confus. La nouvelle déesse se moque de la passion de Mars pour une si belle Minerve, et Vénus n'a jamais ri de si bon coeur. [3,695] Voilà l'origine de ces plaisanteries et de ces chants obscènes; on y célèbre la supercherie faite à une puissante divinité. Je ne voulais pas parler des épées qui percèrent César lorsque, du fond de son inviolable sanctuaire., Vesta fit entendre ces mots: "Ne recule pas devant ce souvenir; César était ministre de mes autels; [3,700] c'est contre moi que se sont levées des mains sacrilèges; mais j'ai dérobé le héros à leurs coups en lui substituant un vain fantôme, et ce que les assassins ont frappé n'était que l'ombre de César. Pour lui, transporté dans les cieux, il habite le palais de Jupiter; il est adoré, dans le temple qu'on lui a consacré au milieu du Forum. [3,705] Mais tous ceux dont la main criminelle, bravant un caractère sacré, a failli profaner la tête du pontife suprême, tous ils ont trouvé la mort qu'ils méritaient; demandez aux champs de Philippes, où la terre blanchit au loin sous leurs ossements épars." Telle fut la première pensée, la première action qui signala la piété d'Auguste: [3,710] venger dans une guerre sacrée la mort de son père. Le lendemain, quand les tendres gazons auront été rafraîchis des pleurs de l'Aurore, on pourra apercevoir la première moitié du Scorpion. Le troisième jour après les Ides est consacré à Bacchus; inspire donc le poète, ô Bacchus! c'est ta fête que je vais chanter. [3,715] Je ne dirai pas comment Jupiter vint armé de ses foudres vers Sémélè, qui autrement n'aurait mis au monde qu'un enfant sans vigueur; je ne dirai pas comment l'oeuvre commencée dans le sein maternel s'acheva dans le corps de ton père, afin que tu pusses naître au terme fixé par la nature. Il serait trop long de compter tes victoires sur les Sithoniens, les Scythes [3,720] et les peuples de l'Inde, pays de l'encens; je passerai aussi sous silence le Thébain que déchira sa mère insensée, et toi, Lycurgue, qui te mutilas de tes propres mains. Je pourrais raconter aussi cette métamorphose des Tyrrhéniens, changés tout à coup en poissons; mais ce n'est pas là l'objet de ce poème, et, [3,725] ce qui m'importe ici, c'est d'expliquer pourquoi une pauvre vieille invite le peuple à acheter ses gâteaux. Avant ta naissance, ô Bacchus, les autels étaient sans honneurs, et l'herbe croissait au milieu des foyers éteints. On dit qu'après avoir subjugué le Gange et toutes les nations de l'Orient, [3,730] tu mis à part, pour le grand Jupiter, les prémices des dépouilles. Le premier tu lui offris le cinnamome, l'encens que tu venais de conquérir, et les entrailles rôties du boeuf qui avait traîné ton char de triomphe. C'est de ton nom de Liber qu'on appelle liba et libamina les prémices offertes depuis, à ton exemple, sur les autels des dieux. [3,735] Ces liba, ou gâteaux, sont présentés à Bacchus parce qu'il aime les sucs doux, et qu'on lui attribue la découverte du miel. Un jour (écoutez ce récit qui n'est pas sans gaîté), un jour il revenait des bords de I'Hèbre sablonneux, accompagné des satyres; déjà il avait atteint le Rhodope et le Pangée tout émaillé de fleurs, [3,740] quand ses compagnons firent résonner leurs cymbales; à ce bruit, on voit se rassembler des insectes ailés qu'on ne connaissait pas encore: c'étaient des abeilles. Elles accourent partout où l'airain retentit. Bacchus réunit leurs troupes vagabondes, et les enferme dans le creux d'un arbre; aussi lui offre-t-on le miel, puisque c'est à lui qu'on le doit. [3,745] Dès que les satyres et le vieillard à tête chauve eurent goûté de cet aliment nouveau, ils cherchaient partout dans les forêts ces rayons dorés. Silène entend bourdonner un essaim dans un vieil orme rongé par les années; il aperçoit aussi la cire, et ne dit mot. Nonchalamment assis sur le dos de son âne, qui plie sous cette lourde masse, [3,750] il le pousse contre l'orme au tronc décrépit; il se lève alors, se soutenant à une forte branche, et sa main avide va dépouiller l'arbre de ses trésors; mille frelons, réunis soudain, enfoncent leurs aiguillons dans la tête chauve du vieillard, et marquent son front de mille piqûres; [3,755] il tombe pesamment, et reçoit les ruades de son âne. Il appelle les siens, et demande du secours. Les satyres arrivent de tous côtés; ils ne peuvent voir sans rire la figure toute gonflée de leur père, qui s'en va boitant, le genou meurtri; Bacchus lui-même s'en égaie, et conseille à Silène un emplâtre de boue; [3,760] celui-ci obéit et se barbouille de boue tout le visage. C'est à bon droit que le miel est offert à Bacchus, et que nous versons dans les liba brûlants le miel le plus pur, pour le donner au dieu à qui nous devons ce présent. Pourquoi prend-on ces gâteaux de la main d'une femme? la raison n'en est pas cachée: Bacchus ne conduit-il pas les choeurs de femmes, le thyrse à la main? [3,765] Mais pourquoi est-ce une vieille? cet âge est adonné au vin: il a un faible pour les présents de la vigne féconde. Pourquoi est-elle couronnée de lierre? le lierre est cher à Bacchus; pourquoi? sur-le-champ je puis le dire. C'est avec ce feuillage que les nymphes de Nysa cachèrent le berceau du dieu enfant, [3,770] pour le dérober aux recherches d'une marâtre. Il me reste à découvrir pourquoi les enfants reçoivent la toge libre le jour de ta fête, dieu éblouissant de beauté! Est-ce parce que tu réunis les grâces de la jeunesse et celles de l'enfance, et que tu tiens toujours le milieu entre ces deux âges, [3,775] ou bien est-ce à cause de ce nom de père, que les pères recommandent à tes soins et à ta protection divine leurs enfants chéris? ou bien est-ce parce que tu es appelé Liber, que l'on prend sous tes auspices la toge libre, au moment où l'on va vivre aussi avec plus de liberté? Est-ce, enfin, parce que dans ces temps où nos ancêtres étaient tout entiers à l'agriculture, [3,780] où le sénateur faisait valoir lui-même l'héritage paternel, où le consul quittait la charrue recourbée pour les faisceaux, où l'on ne rougissait pas d'avoir les mains durcies par le travail, le peuple de la campagne venait à Rome pour assister aux jeux? Alors on célébrait les fêtes pour les dieux, et non pour l'esprit. [3,785] Le père de la vigne avait des jeux à son tour; il les partage maintenant avec la déesse qui porte un flambeau. Ce jour, on crut devoir le choisir pour donner la toge, afin que le jeune homme qui la reçoit se vît salué par une multitude nombreuse. Abaisse donc vers moi un regard favorable, et que tes cornes ne me soient pas menaçantes; [3,790] enfle d'un vent propice la voile de mon génie. Ce jour et le jour précédent, s'il m'en souvient, on se rend aux Argées, je les décrirai quand le moment sera venu. L'étoile du milieu s'incline vers l'Ourse, fille de Lycaon; c'est en cette nuit qu'elle apparaît. [3,795] Voulez-vous savoir pourquoi cet oiseau a été placé aux cieux? Chassé de son trône par Jupiter, Saturne, irrité, appelle aux armes les redoutables Titans, et veut user d'un dernier secours que lui accordent les destins. La terre avait donné le jour [3,800] à un monstre singulier, moitié taureau, moitié serpent; sur un ordre des trois Parques, le Styx impétueux l'avait caché dans des bois sombres, et enfermé d'une triple enceinte de murailles. Celui qui aurait présenté aux flammes les entrailles de ce taureau devait vaincre les dieux immortels: c'était un décret du destin. [3,805] Armé d'une hache de diamant, Briarée l'immole, et déjà il allait approcher du feu les entrailles de la victime, lorsque Jupiter ordonne aux oiseaux de les enlever; c'est le milan qui les lui porte, et, pour prix de ce service, il est placé dans les cieux. Après un jour d'intervalle, on célèbre les fêtes de Minerve; [3,810] et leur nom est venu du nombre de jours qu'elles durent. Au premier, on ne doit pas répandre le sang, ni combattre les armes à la main, parce que c'est le jour de la naissance de Minerve; mais le lendemain et les trois jours suivants, l'arène du champ de Mars est ouverte aux jeunes guerriers; et la vue des épées nues réjouit la belliqueuse déesse. [3,815] Jeunes garçons, jeunes filles, ornez de guirlandes la statue de Pallas; celui qui aura été pieux envers elle deviendra savant. Après avoir imploré Pallas, que les jeunes filles apprennent l'art d'amollir la laine, de garnir les quenouilles, et de les filer. Pallas aussi enseigne à faire courir la navette au travers des fils tendus sur le métier, [3,820] et à resserrer la trame tâche avec le peigne d'ivoire. Honorez-la, vous qui nettoyez les vêtements salis; honorez-la, vous qui préparez les vases d'airain où doivent bouillir les toisons. Nul, sans le secours de Minerve, ne saura faire un soulier, fût-il plus habile que Tychius; [3,825] et quand, pour les ouvrages des mains, il l'emporterait sur l'antique Epéus, si Minerve ne lui vient en aide, il ne sera qu'un manchot. Vous aussi, qui tenez d'Apollon l'art de guérir les maladies, offrez à Minerve les prémices des présents que vous recevez. Maîtres, privés de votre salaire, ne cessez pas pour cela [3,830] de respecter la déesse qui vous amènera de nouveaux disciples. Et vous, qui maniez le burin; vous, émailleurs, qui peignez avec des couleurs brûlantes; vous, dont le ciseau savant donne au marbre de voluptueux contours, il n'est point de travaux auxquels Minerve ne préside; elle est certainement la déesse de la poésie; puisse-t-elle, si j'en suis digne, encourager mes humbles efforts! [3,835] À l'endroit où la pente du Célius commence à s'abaisser vers la plaine, où le sol, sans être tout à fait uni, ne présente qu'une élévation insensible, vous pouvez voir le petit temple de Minerve Capta qui lui fut consacré au jour de sa naissance. Pourquoi ce nom? nous n'en savons pas bien l'origine. Nous appelons capital [3,840] un esprit ingénieux, et Minerve est la déesse du génie. Ne serait-ce pas parce que, fille sans mère, elle s'élança, dit-on, de la tête de son père tenant à la main son bouclier? ou bien parce qu'elle vint captive à Rome, après la soumission des Falisques, ainsi que les anciens livres en font foi? [3,845] Est-ce enfin parce qu'elle a ordonné que tout vol, commis dans ce sanctuaire, serait puni de la peine capitale? Quelle que soit la raison du mot, ô Pallas, étends sans cesse ton égide sur les chefs qui nous gouvernent. Au cinquième jour, on doit purifier les trompettes retentissantes, [3,850] et sacrifier à la déesse des combats. Maintenant, levant les regards vers le soleil, tu peux dire: Hier, il a pressé la toison du bélier de Phryxus. Les semences, passées au feu par le crime d'une perfide marâtre, n'arrivent point, comme de coutume, germées dans les sillons en herbes verdoyantes. [3,855] On envoie au trépied sacré afin que le dieu de Delphes, aux oracles infaillibles, indique un moyen de rendre à la terre sa fécondité. Le messager, corrompu par la même main, déclare que le sort demande, pour que la moisson renaisse, la mort d'Hellé et du jeune Phryxus. Le roi s'y refuse d'abord, mais la volonté des citoyens, la nécessité qui commande, et Ino [3,860] le contraignent de donner un ordre barbare. Phryxus et sa soeur, le front orné de bandelettes, amenés ensemble au pied des autels, gémissent sur leur commune infortune. Le hasard permet que du haut des airs leur mère les aperçoive: elle se frappe le sein d'une main désespérée; [3,865] elle descend, portée sur des nuages, dans la ville de Cadmus, et arrache ses deux enfants au trépas. Mais il faut fuir; un bélier tout éblouissant d'or les emporte à travers la vaste mer. On dit que la jeune fille, trop faible pour se retenir d'une main ferme aux cornes du bélier, tomba dans le détroit [3,870] auquel elle a donné son nom; Phryxus, en voulant secourir sa soeur dans sa chute, en étendant son bras pour la ressaisir, faillit aussi périr lui-même: il pleurait, croyant avoir perdu cette compagne de ses périls; il ignorait qu'elle venait de s'unir avec le dieu des flots azurés. [3,875] Il descend enfin sur le rivage; le bélier devient une constellation, et sa toison d'or est déposée dans le palais de Colchos. Lorsque l'Aurore matinale aura trois fois ouvert les cieux aux coursiers du soleil, la durée des jours égalera la durée des nuits. Puis, quand le pâtre aura quatre fois renfermé dans l'étable ses chevaux rassasiés; [3,880] quand les gazons auront blanchi quatre fois sous la fraîche rosée, il faudra rendre hommage à Janus, et en même temps à la douce Concorde, au salut de l'empire, au génie de la paix. C'est la lune qui règle les divisions des mois, et c'est aussi par une fête de la lune que ce mois se termine. On la célèbre sur le mont Aventin. [4,0] Livre quatrième. [4,1]"Inspirez mes chants, puissante déesse, mère des deux amours." Vénus aussitôt se tourna vers le poète. "Que veux-tu de moi, lui dit-elle? ta muse avait pris naguère son essor vers des régions plus élevées; ce tendre coeur souffrirait-il encore d'une antique blessure?" - [4,5] "Qui le sait mieux que vous, ô déesse, lui répondis-je; (elle sourit, et aussitôt l'air autour d'elle rayonna d'une douce clarté.) Blessé ou non, m'a-t-on vu jamais quitter vos étendards? Vous n'avez jamais cessé d'être l'objet et la fin de toutes mes pensées. Un badinage innocent et permis à cet âge a charmé mes jeunes années; [4,10] maintenant mes coursiers s'élancent dans une plus vaste arène. Je chante l'année romaine, ses divisions et leurs causes, exhumées de nos antiques annales; je dis quand les signes célestes se lèvent, et quand ils disparaissent à l'horizon. J'arrive au quatrième mois où vous jouez un si grand rôle, ô Vénus: ce mois vous appartient, et vous savez si le poète vous appartient aussi." [4,15] La déesse, émue à ces mots, touche légèrement mon front du myrte de Cythère: "Achève ton oeuvre", me dit-elle; et en même temps je sentis l'influence divine; chaque jour de l'année m'apparut avec ses souvenirs; ainsi, tandis que je le puis, tandis que le vent souffle, que mon navire vogue sur les ondes. Si quelque chose dans ces Fastes pouvait mériter votre attention, ô César; [4,20] c'est au mois d'avril surtout qu'il serait réservé de vous intéresser. Ce mois est à vous, grâce aux droits que vous donne une illustre descendance, grâce à l'adoption qui vous a fait entrer dans une famille auguste. Telle fut la volonté du fils d'Ilia, du père des Romains, quand il régla tout le système de l'année; tel fut l'hommage qu'il voulut rendre à ses ancêtres. [4,25] Après avoir donné la première place au farouche Mars, auteur de ses jours, il voulut que Vénus, à laquelle l'unissait une parenté plus éloignée, vînt ensuite et présidât au second mois; et remontant ainsi au berceau de sa race et [4,30] à l'origine des siècles, il arrive jusqu'aux dieux. Pouvait-il ignorer qu'Électre, fille d'Atlas, après avoir reçu Jupiter dans sa couche, donna le jour à Dardanus; Erichthonius fut le fils de celui-ci, et le père de Tros; Tros engendra Assaracus, et Assaracus, Capys, [4,35] et Capys, Anchise, auquel Vénus ne dédaigna pas de s'unir, et de devoir le titre de mère. De cette union naquit Énée, qui, signalant sa piété, emporta sur ses épaules, à travers les flammes, les images sacrées et son vieux père, autre relique sacrée. J'arrive au nom fortuné d'Iule, [4,40] par lequel la famille Julia se rattache aux ancêtres troyens. Il eut pour fils Postumus, qui, né au fond des épaisses forêts, reçut des peuples du Latium le nom de Silvius. Postumus fut ton père, ô Latinus; puis vient Alba, puis Épytus, héritier des titres d'Alba. [4,45] Épytus, faisant revivre les anciens noms de Troie, appela son fils Capys; il fut ton aïeul, ô Calpétus. Après lui, Tibérinus occupa le trône de son père et périt, dit-on, noyé dans les eaux du Tibre. Mais déjà il avait vu naître et son fils Agrippa et son petit-fils Rémulus, qui depuis fut frappé de la foudre. [4,50] Après eux vint Aventinus, dont un coin de notre sol et une de nos montagnes ont consacré le nom. Procas régna ensuite, puis Numitor frère de l'impitoyable Amulius; Ilia et Lausus doivent le jour à Numitor. [4,55] Lausus tombe sous le glaive de son oncle; Ilia plaît à Mars, et deux jumeaux, Rémus et Quirinus sont le fruit de ces amours. Toujours Quirinus a revendiqué Mars et Vénus pour auteurs de ses jours, et il mérite qu'on ajoute foi à sa parole; mais de peur que la postérité ne vînt à l'ignorer un jour, [4,60] il consacra deux mois de suite aux deux divinités dont il était le fils. Je croirais volontiers que le nom du mois de Vénus est pris de la langue grecque; Vénus a emprunté son nom d'Aphrodite aux écumes de la mer. Ne soyez pas surpris de cette étymologie grecque; il fut un temps où l'Italie ne fut que la Grande Grèce. [4,65] Évandre y descendit avec une flotte chargée d'Arcadiens; Alcide y vint ensuite; l'un et l'autre étaient d'origine grecque. Le dieu armé d'une massue fit paître ses boeufs dans les pâturages de l'Aventin; les eaux de l'Albula désaltérèrent cet hôte descendu des cieux. Ulysse, qui règne sur le Néritos, aborda aussi en Italie; témoins les Lestrygons [4,70] et le rivage qui porte encore le nom de Circé. Déjà s'étaient élevés les murs de Télégone et de l'humide Tibur, construits par des exilés d'Argos; Halésus, issu des Atrides, poursuivi par la destinée, s'arrêta dans le pays où sont aujourd'hui les Falisques, et qui veut lui devoir son nom. [4,75] Ajoutez Anténor qui conseilla la paix aux Troyens, et Diomède fils d'Oenée, qui épousa ta fille, apulien Daunus. Plus tard, et après Anténor, Énée apporta sur nos bords ses dieux arrachés aux flammes de Troie. Un de ses compagnons d'exil était Solymus, qui dit adieu avec lui à l'Ida de Phrygie, [4,80] et vint donner son nom à la ville de Sulmo, la froide Sulmo, notre patrie commune, ô Germanicus. Hélas! qu'on est loin de la Scythie! Est-ce donc bien vrai que j'en suis si loin? Mais, ô ma muse, étouffe tes soupirs; la lyre ne doit pas gémir au milieu des chants sacrés. [4,85] À quoi ne s'attaque pas l'envie! on a voulu, ô Vénus, te disputer, te ravir l'honneur de présider à ce mois. Parce que tout s'ouvre alors aux haleines du printemps, parce que le froid, qui resserre tout, se voit désarmé de ses rigueurs, et que la terre fécondée enfante, ils prétendent qu'Avril a emprunté son nom à cet épanouissement universel des choses; [4,90] mais la toute puissante Vénus étend sa main sur ce mois, et le revendique. Auguste déesse, elle commande au monde entier; nulle divinité ne peut se glorifier d'avoir un plus vaste empire; elle dicte ses lois au ciel, à la terre, à la mer qui fut son berceau: toutes les espèces se rapprochent et s'unissent à sa voix; [4,95] elle a créé tous les dieux, qu'il serait trop long d'énumérer ici; elle développe le germe des arbres et des moissons; elle a rassemblé, dans l'enceinte commune des cités, les hommes auparavant farouches ennemis; elle a mené l'un vers l'autre les sexes qui se cherchaient. Qui reproduit toute la race des oiseaux, si ce n'est l'attrait du plaisir? [4,100] Otez-leur l'amour folâtre, et les troupeaux ne multiplieront plus; le bélier menaçant lutte avec le bélier, et le frappe de ses cornes, mais il craindrait de blesser au front la brebis qu'il aime; le taureau, la terreur des bois et des clairières, oublie sa férocité pour suivre la génisse. [4,105] La même force conserve tout ce qui vit dans l'immense Océan, et peuple les eaux d'innombrables poissons. Vénus, la première, apprit à l'homme à se dépouiller de son extérieur sauvage, et lui enseigna le soin de lui-même et la propreté. Les premiers vers, dit-on, furent chantés par un amant sur le seuil d'une porte inexorable, [4,110] pendant les longues heures d'une nuit refusée à ses plaisirs. Fléchir une maîtresse cruelle, tel fut le premier triomphe de la parole; chacun s'efforça d'être éloquent dans sa propre cause. Vénus est la mère des arts, et c'est au désir de plaire qu'on doit mille inventions jusqu'alors inconnues. [4,115] Qui oserait donc la déposséder du nom qu'elle a donné au second mois? Loin de nous cette audace insensée! Puissante partout, partout dotée de temples innombrables, c'est dans notre ville qu'elle doit s'attendre à plus de respects. C'est pour vous, Romains, pour les Troyens, vos pères, que combattait Vénus, [4,120] quand le fer d'un javelot fit à sa main délicate une douloureuse blessure. Ce fut un juge troyen qui la proclama la plus belle entre trois déesses; puissent les deux autres oublier ce souvenir! Enfin elle s'unit au petit-fils d'Assaracus, pour qu'un jour le grand César comptât Jules parmi ses aïeux. [4,125] Aucune saison ne convenait mieux à Vénus que le printemps: le printemps pare la terre et ouvre le sein des campagnes; l'herbe naissante des jeunes blés se fait jour à travers les sillons; l'écorce de la vigne, gonflée par la sève, voit le bourgeon s'épanouir. Une saison si belle était digne de la belle Vénus; [4,130] et ainsi encore elle se trouvait rapprochée du dieu qu'elle chérit. Au printemps, elle invite les vaisseaux recourbés à voguer sur les ondes de cette mer, qui lui ont donné naissance, et à ne plus redouter les menaces de l'hiver. Mères du Latium, et vous, jeunes épouses, et vous qui ne pouvez porter ni les bandelettes ni la robe longue, [4,135] rendez à la déesse le culte qui lui est dû; ôtez à la statue de marbre ses colliers d'or; ôtez-lui sa riche parure: il faut la laver toute entière. Quand son cou ne sera plus humide, rendez-lui ses colliers d'or; apportez d'autres fleurs, apportez des roses nouvelles. Vous-mêmes, lavez vos corps sous les myrtes verts: [4,140] c'est Vénus qui l'ordonne, et je vous dirai pourquoi. Un jour, nue sur le rivage, elle séchait ses cheveux ruisselants; une troupe de satyres impudiques vient à l'apercevoir; la déesse aussitôt se cache dans le feuillage de myrtes voisins, et échappe ainsi à leurs regards; voilà le souvenir qu'elle veut perpétuer par nos fêtes. [4,145] Apprenez maintenant pourquoi vous offrez de l'encens à la Fortune virile, au lieu qu'arrosent des sources chaudes; c'est là que toutes les femmes, déposant les voiles qui les couvrent, mettent à nu les défauts de leur corps; elles offrent un peu d'encens et d'humbles prières à la Fortune virile; la déesse rend ces défauts invisibles [4,150] et les dérobe aux regards des hommes. Mêlez un lait pur, du suc de pavots broyés, du miel exprimé des rayons, et buvez cette liqueur: ainsi fit Vénus lorsque, pour la première fois, elle fut amenée à son époux brûlant de désirs; elle but, et aussitôt elle connut les plaisirs de l'hymen. [4,155] Rendez-vous cette déesse propice par des paroles suppliantes: c'est elle qui protégera votre beauté, vos moeurs, votre bonne renommée. Il fut un temps où Rome ne savait plus ce que c'était que la pudeur; que firent nos aïeux? ils consultèrent la vieille Sibylle de Cumes; celle-ci ordonne qu'on élève des temples à Vénus. Les temples sont construits; [4,160] Vénus alors change les coeurs, et elle en prend le nom de Verticordia. O la plus belle des immortelles! abaisse toujours un regard bienveillant sur les descendants d'Énée; protège, ô déesse, tes innombrables belles-filles! Pendant que je parle, le Scorpion, qui redresse toujours sa queue armée d'un aiguillon redoutable, se précipite au sein des ondes azurées. [4,165] Quand la nuit s'est écoulée, que les premières rougeurs de l'aurore apparaissent aux cieux, et que les oiseaux gazouillent éveillés par la rosée; lorsque le voyageur, pour qui la nuit a été sans sommeil, dépose son flambeau à demi consumé, et que le villageois retourne à ses travaux accoutumés, les Pléiades commencent à soulager de leur poids les épaules paternelles. [4,170] Nous disons les sept Pléiades, et pourtant nous n'en voyons que six, soit parce qu'il n'y en eut que six honorées des embrassements des dieux. Stéropé, en effet, reçut Mars dans son lit; Alcyoné et la belle Céléno s'unirent à Neptune; Maïa, Électre et Taygète à Jupiter; [4,175] Sisyphe, simple mortel, épousa Méropé, la septième; elle en rougit, et déroba sa honte à nos regards; ou bien peut-être est-ce Électre, qui, ne pouvant supporter le spectacle de l'incendie de Troie, mit sa main sur ses yeux, pour s'épargner cette douleur. Laissons le ciel tourner trois fois sur son axe éternel; [4,180] que le soleil attelle et dételle trois fois ses coursiers, et alors on entendra résonner la flûte recourbée du Bérécynte: c'est la fête de la mère des dieux, de la déesse de l'Ida; on verra marcher le cortège des prêtres mutilés, frappant leurs tambours; la cymbale d'airain tintera sous le choc de la cymbale; [4,185] la déesse elle-même, portée sur les épaules de ses ministres efféminés, parcourra les rues de la ville au milieu des hurlements consacrés. La scène a retenti, les jeux sont ouverts; regardez, ô Romains! suspendez vos procès, ces batailles du Forum. J'ai plus d'une question à faire; mais les sons aigus de l'airain, [4,190] et le bruit terrible du lotus recourbé me remplissent de trouble. Permets-moi, ô Cybèle, d'interroger tes doctes filles. Cybèle m'entend, et leur commande de venir à mon secours. Fidèles à cet ordre, ô nymphes de l'Hélicon, révélez-moi quel charme ce bruit continuel peut avoir pour la grande déesse. [4,195] Je dis; Érato, qui a des droits sur le mois de Cythérée, puisqu'elle a emprunté son nom au tendre amour, me parla en ces termes: "Saturne ayant un jour consulté le Destin reçut cette réponse: "O le meilleur des rois! tu seras détrôné par ton fils." Le dieu dévore ses enfants, objets de sa terreur, [4,200] à mesure qu'ils voient le jour, et les tient ensevelis au fond de ses entrailles. Souvent Rhéa se plaignit d'enfanter tant de fois sans jamais être mère, et déplora sa fécondité; mais Jupiter naquit. Ajoutons foi ici à l'imposant témoignage de l'antiquité, et gardons-nous d'attaquer la croyance reçue. [4,205] "Une pierre, cachée dans des langes, descendit dans les entrailles du dieu; il fallait qu'il fût trompé pour que le destin s'accomplît; cependant mille bruits retentissent sur les cimes élevées de l'Ida, pour que les vagissements de l'enfant ne puissent le trahir; [4,210] d'un côté les Curètes, de l'autre les Corybantes frappent avec des bâtons des casques et des boucliers. Ainsi furent détournés les soupçons de Saturne, et c'est pour rappeler cette ruse antique que les prêtres de la déesse frappent l'airain et les peaux retentissantes; les cymbales remplacent les casques, et le tambour les boucliers; la flûte joue, comme auparavant, dans le mode phrygien." [4,215] Érato se lut; je repris: "Pourquoi les lions, ces bêtes farouches, courbant pour la première fois leurs têtes sous le joug, viennent-ils s'atteler au char de la déesse?" Je me tus; Érato reprit à son tour: "Ce fut Cybèle qui adoucit les moeurs féroces des hommes; son char est un symbole de ce bienfait." -"Mais pourquoi sa tête est-elle couronnée de tours à créneaux? [4,220] Est-ce elle qui, la première, a donné des tours aux villes de Phrygie?" Un signe de la muse m'apprit que j'avais deviné. "D'où vient, lui dis-je encore, cette rage de se mutiler soi-même." Je me tus, et la Piéride commença ainsi: "Au milieu des forêts, un enfant phrygien, d'une beauté remarquable, nommé Attis, inspira une chaste passion à la déesse couronnée de tours; [4,225] elle voulut se l'attacher pour toujours, et lui confier la garde de ses temples. "Conserve toujours, lui dit-elle, ta pureté d'enfant." Attis promit d'obéir. "Si je manque à ma promesse, dit-il, que ma première faiblesse soit mon dernier plaisir." Il succomba cependant, et cessa d'être enfant dans les bras de la nymphe Sangaris. [4,230] La déesse, irritée, veut se venger. L'arbre de la naïade tombe sous les coups de Cybèle; la naïade ne faisait qu'un avec l'arbre: elle périt avec lui. La raison du jeune Phrygien s'égare; croyant que le toit de sa demeure va s'écrouler, il prend la fuite, et gagne les plus hauts sommets du Dindyme. [4,235] "Éloignez ces flambeaux! s'écrie-t-il, éloignez ces fouets!" Souvent il jure que les furies de Paleste sont à ses côtés; il se déchire le corps avec une pierre sanglante, et sa longue chevelure traîne au milieu d'une impure poussière. "C'est bien, dit-il; que mon sang coule pour expier ma faute; [4,240] périsse cette partie de moi-même qui est cause de mon malheur." Et, avant d'avoir achevé ces paroles, il se frappe à l'aine, et toute trace de virilité a disparu. C'est cet acte de fureur qu'imitent les ministres efféminés de Cybèle, quand, les cheveux épars, ils retranchent avec le fer ce membre qu'ils méprisent." [4,245] Ainsi la muse d'Aonie, à la voix mélodieuse, leva tous mes doutes sur la cause de ces violences. "Permets-moi encore une demande, ô toi qui viens de dicter mes vers: dis-moi quelles contrées Cybèle a quittées à notre prière, ou bien si elle a toujours habité notre cité." - "La mère des dieux a toujours chéri le Dindyme, le Cybèle [4,250] et l'Ida aux sources murmurantes, et la riche cité d'Ilion. Lorsque Énée transporta aux champs de l'Italie tout ce qui restait de Troie, peu s'en fallut que la déesse ne suivît les vaisseaux qui avaient recueilli les choses sacrées; mais elle savait que les destins ne l'appelaient pas encore au Latium, et elle ne changea pas de séjour. [4,255] Plus tard, lorsque Rome, déjà puissante, eut compté trois siècles de durée, et levé sa tête au-dessus de l'univers conquis, le prêtre, consultant les oracles des poèmes sibyllins, y lut ces vers: "La mère est absente, Romains, il faut chercher la mère; je l'ordonne, [4,260] et qu'à son arrivée elle soit reçue par de chastes mains." Les sénateurs se consument en vaines conjectures pour trouver le sens de cet oracle mystérieux. Quelle mère est absente? Où faut-il aller la chercher? On consulte Péan. "Faites venir la mère des dieux, dit-il; vous la trouverez au sommet de l'Ida." [4,265] On députe les premiers de Rome. Attale, qui régnait alors en Phrygie, refuse d'accéder à la demande des Ausoniens. Mais, ô prodige! voici que la terre tremble avec un long murmure, et la déesse fait entendre ces mots du fond de son sanctuaire: "C'est à ma prière même que l'on vient me chercher. Point de délais; cesse de retenir celle qui veut partir: [4,270] Rome est digne de recevoir tous les dieux." Cette voix a frappé Attale d'épouvante: "Pars, dit-il, tu seras toujours néanmoins la déesse des Phrygiens, puisque la Phrygie est le berceau des héros de Rome." Aussitôt d'innombrables haches abattent ces forêts de pins, que le pieux Énée avait dépouillées aussi avant de partir pour l'exil. [4,275] Mille bras se lèvent ensemble, et bientôt un vaisseau, décoré au-dehors à l'aide de cires brûlantes, reçoit la mère des dieux dans ses flancs profonds. La déesse vogue sans danger sur les mers soumises à son fils; elle arrive au long détroit de la soeur de Phryxus, dépasse les tourbillons du Rhétée, et le rivage de Sigée, [4,280] et Ténédos, et l'antique cité d'Éétion. Elle laisse derrière elle Lesbos, traverse les Cyclades, et les eaux qui se brisent contre les bas-fonds de Carystus, et la mer Icarienne, où Icare tomba, n'étant plus soutenu par ses ailes, comme l'atteste le nom qu'il lui a laissé. [4,285] Entre la Crète, à gauche, et les eaux de Pélops, à droite, elle gagne Cythère, consacrée à Vénus. De là elle vogue vers la mer de l'île aux trois pointes, où Brontès, Stéropès et Aemonidès ont coutume de tremper le fer blanchi dans les flammes. Effleurant les eaux de l'Afrique, elle aperçoit à la gauche de ses rameurs le royaume de Sardaigne, [4,290] et aborde en Ausonie. Elle avait atteint l'embouchure par où le Tibre se jette dans la mer, et se donne une plus libre carrière. Les chevaliers, les graves sénateurs, mêlés au peuple, viennent au-devant d'elle, sur les bords du fleuve toscan. [4,295] On voit s'avancer aussi les mères et les filles, et les jeunes épouses, et les vierges qui veillent sur le feu sacré! Une corde est attachée au navire; les hommes la tirent avec effort et se fatiguent en vain; le navire étranger ne remonte qu'avec peine le courant qui lui résiste. À un endroit où la terre avait été sèche longtemps, où les ardeurs du soleil avaient flétri les herbes, [4,300] la quille s'arrête embarrassée dans une vase profonde; chacun travaille à la dégager, et s'y emploie avec zèle; la voix encourae les robustes mains. Mais le vaisseau reste immobile comme une île au sein de la mer. Les hommes, à l'aspect de ce prodige, restent frappés de stupeur et d'effroi. [4,305] Claudia Quinta tirait son origine de l'antique Clausus, et sa beauté répondait à sa noble naissance. Chaste, elle ne passait pas pour telle. Un bruit calomnieux avait porté atteinte à son honneur, une accusation injuste pesait sur elle. Sa parure avait prévenu contre elle, ainsi que ses cheveux disposés en tresses élégantes, [4,310] et ses paroles trop légères, devant des vieillards sévères: pure à ses propres yeux, elle bravait les mensonges de la renommée. Mais nous sommes tous si enclins à croire le mal! Claudia sort de la foule des irréprochables matrones; elle puise dans ses mains l'eau pure du fleuve; [4,315] trois fois elle en arrose sa tête, trois fois elle lève les mains au ciel. Tous les spectateurs croient que sa raison s'égare; elle s'agenouille, fixe ses regards sur le visage de la déesse, et les cheveux épars, elle prononce ces mots: "Puissante Cybèle, mère féconde des dieux, [4,320] exauce ma prière suppliante, à une condition que je vais fixer. On accuse ma chasteté. Si tu me condamnes, je m'avouerai coupable; soumise au jugement d'une déesse, je recevrai la mort; mais si je n'ai point failli, c'est à toi à manifester, par un signe éclatant, l'innocence de ma vie; chaste, tu céderas à de chastes mains." [4,325] Elle dit, et met le navire en mouvement presque sans efforts; prodige que la scène elle-même atteste. La déesse s'avance et suit la main qui la guide; et en suivant Claudia, elle la justifie. Un cri de joie s'élève jusqu'aux cieux. On arrive au coude du fleuve; les anciens ont appelé portes du Tibre [4,330] le lieu où il se détourne à gauche. Il était nuit; on attache la corde au tronc d'un chêne, et après le repas, on se livre aux douceurs du sommeil. Le jour paraît, on détache la corde du tronc du chêne; mais d'abord on dresse un autel et on y brûle de l'encens; [4,335] devant la poupe couronnée, on immole une génisse sans tache, qui n'a connu ni le joug ni l'amour. Il est un lieu où l'Almon rapide se jette dans le Tibre, et quitte son nom pour prendre celui du fleuve où il disparaît. Là un prêtre en cheveux blancs, vêtu d'une robe de pourpre, [4,340] lave dans l'Almon la déesse et les objets sacrés. Les ministres de son culte poussent des hurlements; la flûte fait entendre ces sons qui égarent les esprits; des mains efféminées frappent sur les tambours. Claudia s'avance; la joie rayonne sur son visage: la déesse vient enfin de rendre témoignage à sa chasteté. [4,345] Cybèle, assise sur un char, entre par la porte Capène; les génisses qui la traînent sont couvertes de fleurs nouvelles. Nasica la reçut et fut le fondateur de son temple; Auguste porte aujourd'hui le même titre, et Métellus l'avait porté avant lui." Érato se tait et attend de nouvelles questions. [4,350] "Dis-moi pourquoi la déesse semble vouloir s'enrichir de nos modiques aumônes." - "Ce sont les offrandes réunies du peuple, répondit-elle, qui fournissent à Métellus l'argent nécessaire à la construction du temple. Voilà l'origine de ces aumônes qui se recueillent encore." - Pourquoi alors s'invite-t-on les uns les autres plus souvent qu'à une autre époque de l'année? Pourquoi prend-on ce jour pour donner et rendre des festins?" - [4,355] "Parce que, répondit-elle, la déesse de Bérécynte a heureusement changé de séjour; on cherche le même présage en changeant aussi de demeure." - "Pourquoi les jeux mégalésiens sont-ils célébrés les premiers dans notre ville?" -- "Les dieux, me répondit- elle (car elle m'avait compris), les dieux sont fils de Cybèle: ils devaient cette déférence à leur mère, [4,360] et c'est elle qui la première reçoit les honneurs sacrés." - "Mais pourquoi le nom de Galles donné à ces prêtres qui se sont mutilés, quoiqu'il y ait tant de distance entre la Phrygie et la Gaule?" -"Entre le verdoyant Cybèle et la haute Célènes, un fleuve, le Gallus, roule ses ondes insensées. [4,365] Celui qui boit à ces eaux devient fou. N'approchez pas, vous tous qui tenez à votre raison: celui qui boit à ces eaux devient fou." - "Mais n'a-t-on pas honte de servir sur la table de la déesse le moretum, ce ragoût aux herbes? Saurais-tu me dire pourquoi?" -"On rapporte que les anciens se nourrissaient de lait pur et des herbes [4,370] qui croissaient naturellement dans les campagnes. C'est pour rappeler à la déesse cet aliment antique, qu'on lui offre un mélange de blanc fromage et d'herbes pilées." Le lendemain, lorsque l'Aurore, fille du géant Pallas, chassant les astres devant elle, aura brillé dans les cieux; quand la Lune aura dételé ses blancs coursiers, [4,375] dites sans crainte de mentir: En ce jour, autrefois un temple fut consacré à la Fortune publique sur le mont Quirinal. Le troisième jour, je m'en souviens, on célébrait des jeux; un vieillard qui assistait à ce spectacle, placé tout auprès de moi, me dit: "C'est en ce jour que sur les rivages de la Libye César [4,380] écrasa l'armée perfide du magnanime Juba. César était mon général; je me glorifie d'avoir servi sous lui comme tribun; c'est de lui que je tins cette charge militaire. La place que nous occupons ici, nous l'avons gagnée, vous à la paix, et moi à la guerre, car vous avez été honoré du décemvirat." [4,385] Une pluie soudaine vint interrompre notre entretien; la balance aux plateaux mobiles épanchait les eaux des cieux. Mais avant que les spectacles aient fini avec le jour, Orion armé du glaive se sera plongé dans l'Océan. Demain, quand l'Aurore viendra éclairer Rome victorieuse, [4,390] et que les étoiles en fuyant auront laissé le ciel à Phébus, on verra s'avancer vers le Cirque une foule innombrable, avec les statues des dieux. Des chevaux rapides comme les vents disputeront le prix de la course. Ce sont les jeux de Cérès; il n'est pas besoin d'en indiquer la cause; les présents et les bienfaits de la déesse parlent assez haut. [4,395] Les premiers hommes ne connaissaient pas d'autres moissons que les herbes verdoyantes, dont la terre se couvrait d'elle-même et sans le secours de la culture; tantôt ils cueillaient le gazon vivace, tantôt ils se nourrissaient du tendre feuillage qui couronne les arbres. Ensuite naquit le gland; les hommes se trouvèrent heureux déjà de cette découverte, [4,400] et le dur chêne fut pour eux un abondant trésor. Cérès, la première, invita l'homme à de meilleurs repas, lui fit quitter le gland pour une nourriture plus substantielle; elle força les taureaux à courber leur tête sous le joug, et le soleil échauffa pour la première fois le sein de la terre labourée. [4,405] L'airain était recherché; on n'avait pas forgé encore le métal des Chalybes: plût aux dieux qu'il fût toujours resté inconnu! Cérès aime la paix: faites des voeux, ô laboureurs, pour conserver toujours et le chef qui vous gouverne, et la paix dont vous jouissez. Vous pouvez offrir à la déesse du froment, un peu de sel pétillant, [4,410] et quelques grains d'encens; allumez des torches grasses. La bonne Cérès se contente de dons peu précieux, pourvu qu'ils soient offerts par des mains pures. Ministres déjà prêts à frapper, que vos couteaux respectent le boeuf; il doit labourer; immolez la truie paresseuse; [4,415] la hache ne doit point abattre une tête qui sait porter le joug; laissez vivre le boeuf, et qu'il promène longtemps le soc de la charrue dans vos champs endurcis. C'est ici le moment de raconter l'enlèvement de Proserpine, fille de Cérès; je ne ferai que répéter ce que vous savez déjà, j'ai peu de détails nouveaux à vous apprendre. Il est une île qui prolonge au sein de la mer ses trois promontoires; [4,420] on l'appelle Trinacris, sa forme lui a fait donner ce nom. C'est un séjour agréable à Cérès, elle y possède plusieurs villes, parmi lesquelles on compte Henna aux fertiles campagnes. La froide Éthuse avait convié les mères des dieux à un festin sacré. La blonde Cérès s'y était rendue. [4,425] Sa fille, suivie des compagnes ordinaires de ses jeux, errait, pieds nus, à travers les prairies de son domaine. Au fond d'une sombre vallée, il est un lieu où des eaux tombant du haut des rochers entretenaient l'humidité et la fraîcheur. Là brillaient toutes les couleurs qui existent dans la nature; [4,430] la terre était émaillée de mille fleurs éclatantes. À cet aspect, Proserpine s'écrie: "Venez, mes compagnes, remplissez comme moi vos robes de fleurs." Ce butin léger charme ces jeunes filles; elles oublient la fatigue et ne sentent que le plaisir. [4,435] L'une emplit les corbeilles tressées avec le jonc flexible; l'autre dépose les fleurs dans son sein, une autre dans les plis flottants de sa robe. Celle-ci cueille des soucis, celle-là préfère les violettes, celle-là coupe avec l'ongle la tige du pavot. L'hyacinthe retient les unes, l'amarante arrête les autres; [4,440] le thym, le romarin, le mélilot sont préférés tour à tour; la rose est surtout moissonnée, et, avec elle, mille fleurs sans nom. Quant à Proserpine, elle choisit le safran délicat et le lis à la blancheur sans tache. Cependant les jeunes filles s'éloignent peu à peu, entraînées par leur ardeur; le hasard veut que nulle d'elles n'ait suivi sa maîtresse. [4,445] L'oncle de Proserpine l'aperçoit, et aussitôt l'enlève en toute hâte, et des coursiers azurés l'emportent vers le royaume de Pluton. "Io! mère chérie, s'écria-t-elle, on m'enlève!" Et elle déchirait ses vêtements. Cependant Pluton vole sur le chemin des enfers; car jusque-là ses chevaux [4,450] avançaient à peine, éblouis par la lumière du jour, trop vive pour leurs yeux. Les corbeilles sont pleines de fleurs. Le choeur des jeunes filles s'écrie. "Proserpine, viens recevoir nos présents." Cet appel reste sans réponse; alors elles remplissent les montagnes de cris perçants, et d'une main désespérée elles se frappent le sein. [4,455] Cérès entend ces accents de désolation; elle venait d'arriver à Henna. "Malheur! s'écrie-t-elle aussitôt; ma fille, où es-tu". Elle s'élance hors d'elle-même, et telle qu'on nous peint les Ménades de Thrace, courant, les cheveux épars. Lorsqu'on arrache le veau à la mamelle de sa mère, [4,460] celle-ci, poussant de longs mugissements, cherche son petit par tous les bois; ainsi, la déesse donne un libre cours à ses plaintes douloureuses, elle part d'un pas rapide, et court d'abord à tes plaines, Henna. Elle retrouve la trace des pas de sa fille, et reconnaît leur empreinte partout où elle a foulé la terre. [4,465] Peut-être ce jour-là même aurait vu finir ses recherches, si des porcs n'eussent détruit ces indications précieuses. Déjà, dans sa course, elle a laissé derrière elle Leontini et le fleuve Aménanus, et les bords fleuris de l'Acis; elle a dépassé la Cyanè et les eaux du tranquille Anapus, [4,470] et le Géla aux tourbillons terribles pour quiconque oserait les braver; Ortygie, Mégare, le Pantagias, les lieux où le Symèthe mêle ses eaux à celles de la mer, et les antres des Cyclopes rongés par le feu de leurs fournaises, et la ville qui porte le nom de la faux recourbée, [4,475] Hymère et Didyme, Acragas et Tauroménium, et le Mélas, qui baigne les gras pâturages des boeufs sacrés. De là elle se rend à Camérina, à Thapsos, aux vallons de l'Élore, et là où s'élève l'Éryx, toujours caressé du zéphyr. Déjà elle avait parcouru Pélorias, Lilybée et Pachynum, [4,480] les trois pointes principales de son île. Partout où elle porte ses pas, elle fait éclater son désespoir, semblable à l'oiseau qui déplore la perte d'ltys. Tantôt elle crie Perséphone! tantôt elle crie ma fille ! Tour à tour elle fait retentir ces deux noms dans les airs. [4,485] Perséphone n'entend pas Cérès, la fille n'entend pas la mère; c'est en vain que Proserpine est appelée de l'un ou de l'autre nom. Qu'elle vît un berger, un laboureur, elle n'avait qu'une question et qu'une parole: "Une jeune fille a-t-elle passé de ce côté?" Déjà tous les objets sont confondus sous une même couleur; partout s'étend le voile des ténèbres; [4,490] les chiens vigilants se taisent. Au-dessus de l'énorme géant Typhon, s'élève l'Etna; sa flamme s'exhale, comme un souffle embrasé, du sein de la terre; là, Cérès allume deux pins pour lui servir de flambeaux. De là vient qu'aujourd'hui encore on voit des torches aux fêtes de Cérès. [4,495] Au sein de la pierre ponce rabotée, s'est creusée, avec le temps, une profonde caverne, inaccessible aux mortels et aux bêtes sauvages; arrivée en ce lieu, Cérès attelle à son char deux serpents dociles au frein, et, sans se mouiller, elle vole sur la surface des eaux; elle évite et les Syrtes, et Charybde, voisine de Zanclée, [4,500] et vous, chiens monstrueux de Nisus, écueils féconds en naufrages. Elle ne s'arrête ni sur l'immense Adriatique, ni à Corinthe, qui domine deux mers, et touche enfin aux ports de l'Attique. Là, pour la première fois elle s'assied, le coeur navré, sur une froide pierre que les fils de Cécrops nomment encore aujourd'hui le Triste Rocher; [4,505] et, pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, elle y reste immobile, exposée à la pluie, à toutes les intempéries de l'air. Chaque coin de la terre a ses révolutions: aux lieux où s'élève aujourd'hui Éleusis, consacrée à Cérès, étaient, dit-on, jadis les champs du vieux Célée. Il portait à sa cabane des glands, des mûres cueillies sur les buissons, [4,510] et le bois sec qui doit réchauffer son foyer. Sa jeune fille chassait devant elle deux chèvres qui descendaient de la colline. Il avait aussi un fils en bas âge, malade dans son berceau. "Mère, dit la jeune fille (et ce nom fait tressaillir la déesse), où allez-vous sans guide, au milieu de ces coteaux solitaires?" [4,515] Le vieillard s'arrête, quoique chargé d'un lourd fardeau; il prie Cérès d'entrer sous l'humble toit de sa chaumière. Cérès s'était déguisée en vieille; une bandelette cachait ses cheveux. Elle refuse; il insiste; alors elle prononce ces paroles: "Jouis longtemps de la vie et du nom de père; pour moi, j'ai perdu mon enfant. [4,520] Combien ton sort est plus heureux que le mien!" Elle dit, et une goutte limpide, pareille aux larmes (car les dieux ne versent point de larmes), tombe sur son sein brûlant. La jeune fille et le vieillard, attendris, répandent aussi des pleurs, et le vertueux vieillard lui répond ainsi: [4,525] "Puisse n'être pas perdue pour toi la fille qui t'a été ravie! Lève-toi, et ne dédaigne pas d'entrer dans ma pauvre cabane." - "Conduis-moi donc, dit la déesse; tu as trouvé les paroles qui pouvaient me persuader." Elle quitte le rocher et suit le vieillard; celui-ci raconte, chemin faisant, combien son fils est malade, [4,530] comme ses nuits se passent sans dormir, comme la souffrance ne lui laisse aucun repos. Avant de pénétrer dans l'humble demeure, Cérès cueille dans les champs le doux pavot qui invite au sommeil; mais, en le cueillant, on dit que, par mégarde, elle le porta à sa bouche, et que, sans le vouloir, elle mit ainsi fin à sa longue abstinence. [4,535] Comme ce fut à l'entrée de la nuit qu'elle rompit ce jeûne, les initiés ne prennent de la nourriture qu'au moment où les étoiles paraissent. À peine Cérès a-t-elle passé le seuil, qu'elle voit partout l'image de la douleur; on n'avait déjà plus aucun espoir de sauver l'enfant. Elle salue Métanire, c'est le nom de la mère, [4,540] et daigne coller sa bouche à la bouche de l'enfant. Soudain la pâleur disparaît; une force nouvelle vient animer ce corps épuisé, tant il y a de puissance dans le souffle même des dieux! Toute la famille est dans la joie, et toute la famille, c'est le père, la mère et la jeune fille: ils composent toute la maison. [4,545] Bientôt on sert le repas: du lait caillé, des fruits, de tendres rayons, remplis d'un miel doré. La puissante Cérès s'abstient d'y toucher; et, pour assoupir l'enfant, elle lui fait boire du lait tiède mêlé au suc des pavots. On était au milieu de la nuit; partout régnaient le silence et le sommeil; [4,550] Cérès prend Triptolème sur son sein; trois fois elle le caresse de la main, trois fois elle répète des paroles magiques, que la bouche d'un mortel ne saurait prononcer: elle approche du foyer le corps de l'enfant, le couvre de charbons enflammés, pour que le feu le purifie et dévore son enveloppe mortelle. [4,555] La mère se réveille en sursaut; et aveuglée par sa tendresse, elle s'écrie, hors d'elle-même: "Que faites-vous?" Et elle arrache des flammes le corps de son fils. "Trop d'affection, lui dit la déesse, t'a rendue dénaturée; ta frayeur maternelle anéantit tous mes bienfaits: ton fils ne sera qu'un simple mortel; mais le premier des hommes [4,560] il labourera, il sèmera, et les moissons qu'il coupera dans les campagnes seront le prix de ses travaux." Elle dit, sort et s'enveloppe d'un nuage; elle retrouve ses dragons, et disparaît sur son char ailé. Elle abandonne le Sounion battu des flots, le Pirée, asile sûr pour les navires, et les côtes qui s'étendent à droite. [4,565] Elle gagne ensuite la mer Égée, où elle aperçoit toutes les Cyclades; elle effleure l'insatiable mer Ionienne et celle qui porte le nom d'Icare; elle arrive, par les villes d'Asie, au long détroit de l'Hellespont, et sa route s'égare dans les mille régions de l'air. De là elle découvre tantôt les Arabes qui recueillent l'encens, tantôt les Indiens, [4,570] ici la Libye, là Méroé et le désert aride; ou bien elle se rapproche des Hespériens, du Rhin, du Rhône, du Pô, et de tes ondes, ô Tibre, destinées à tant de gloire. Mais où me laissé-je emporter? Aurai-je fini jamais d'énumérer tant de contrées parcourues par Cérès? Il n'est pas un coin dans l'univers où elle n'ait voulu passer: [4,575] elle erra même à travers les cieux, et adressa ces paroles aux astres les plus voisins du pôle, qui ne se baignent jamais dans les eaux de la mer: "Étoiles de Parrhasie, vous qui pouvez tout savoir, puisque vous ne descendez jamais dans les flots de la mer, dites à une mère malheureuse où est sa fille Proserpine." [4,580] Elle dit; Hélicé lui répond: "La nuit n'a pas été témoin de ce crime; interroge le Soleil sur l'enlèvement de la jeune fille: c'est lui qui voit ce qui se passe pendant le jour sur la surface immense de l'univers." Cérès va trouver le Soleil. "Pour t'épargner de plus longues fatigues, lui dit-il, celle que tu cherches est à cette heure l'épouse du frère de Jupiter, et règne avec lui sur le troisième royaume." [4,585] Cérès, après avoir longtemps gémi solitaire, se rend près du maître des dieux, et, le visage tout altéré par sa profonde douleur, elle lui adresse ce discours: "Si tu n'as pas oublié qui fut le père de ma fille Proserpine, tu dois partager mon tourment. Après avoir parcouru le monde entier, je n'ai rien appris que mon injure; [4,590] le ravisseur possède le prix de son attentat. Mais un brigand audacieux n'était pas l'époux que méritait Proserpine, et ce n'était pas sous les auspices de la violence que cette union devait se former." Si Gygès eût vaincu, captive, qu'eussé-je eu à souffrir de plus cruel que ce qu'il me faut souffrir, toi tenant le sceptre des cieux? [4,595] Mais que ce crime soit impuni! Je ne parlerai pas de vengeance si ma fille m'est rendue, si le ravisseur fait oublier sa faute par la réparation que je lui demande." Jupiter apaise la déesse; l'amour est l'excuse qu'il fait valoir auprès d'elle. "Nous n'avons pas à rougir de notre gendre, lui dit-il: il me vaut pour la naissance; si je règne aux cieux, [4,600] si Neptune possède l'empire des eaux, les vides régions du chaos obéissent à ce troisième frère. Si pourtant ta résolution est inflexible, si tu persistes à rompre les liens de l'hyménée qui déjà les unit, j'essaierai de te satisfaire, pourvu qu'elle soit restée à jeun; autrement elle sera pour toujours l'épouse du roi des enfers." [4,605] Le dieu qui porte un caducée reçoit l'ordre d'attacher ses ailes et de voler vers le Tartare; il revient avec une rapidité inconcevable, et rapporte ce qu'il a vu. "La jeune fille, dit-il, a rompu son jeûne avec trois de ces grains que le fruit carthaginois recouvre d'une écorce flexible." Cérès s'affligea de nouveau, comme si sa fille lui eût été ravie à l'instant même; [4,610] il lui fallut du temps pour calmer cet accès de douleur. "Je ne puis plus habiter le ciel, dit-elle enfin; ordonne que l'on me reçoive aussi dans la vallée du Ténare." Et elle y serait descendue si Jupiter ne lui eût promis que sa fille passerait au- ciel six mois de l'année. [4,615] Alors enfin le visage et l'âme de Cérès reprirent leur sérénité; elle posa sur sa chevelure une guirlande d'épis; les champs qui étaient redevenus incultes se couvrirent d'abondantes moissons, et les greniers purent à peine en contenir les trésors. Le blanc plaît à Cérès; prenez des robes blanches [4,620] pendant les Céréales; l'usage des vêtements noirs est alors proscrit. À Jupiter vainqueur appartiennent les ides d'avril; c'est en ce jour qu'on lui consacrera des temples; c'est aussi en ce jour, si je ne me trompe, que la divinité la plus digne de notre nation, la Liberté, se vit pour la première fois consacrer un portique. [4,625] Le jour suivant, réfugie-toi, pilote, dans un port bien abrité. Un vent chargé de grêle soufflera de l'occident; toutefois, malgré ce vent et cette grêle, ce fut à pareil jour que l'armée de César, écrasant ses ennemis, mit fin à la guerre de Modène. Quand se lèvera le troisième jour après les ides de Vénus, [4,630] pontifes, sacrifiez une vache pleine (forda). Forda vient de ferendo, et veut dire un vache qui porte et qui est féconde; c'est de là que l'on fait dériver aussi le mot foetus.À ce moment de l'année, les troupeaux ont conçu; la terre porte les semences dans ses entrailles; à la terre pleine on offre une victime pleine. [4,635] Une partie des animaux est immolée au Capitole; la curie voit tomber trente vaches, et est inondée d'un torrent de sang. Mais dès que les prêtres ont arraché les veaux du flanc de leurs mères et livré les entrailles coupées à la flamme des brasiers, la plus âgée parmi les vestales brûle les veaux eux-mêmes, [4,640] pour que cette cendre serve à purifier le peuple au jour de Palès. Sous le règne du roi Numa, les travaux du laboureur restaient sans récompense; ses voeux étaient déçus chaque année. Tantôt les aquilons glacés apportaient la sécheresse, tantôt de longues pluies changeaient la campagne en un vaste marais; [4,645] souvent le blé, dès sa première pousse, trompait l'espoir du laboureur. La folle avoine se dressait partout dans les sillons; le bétail mettait bas, avant le terme, des créatures avortées, et l'agneau, en naissant, causait plus d'une fois la mort de la brebis. Il y avait une antique forêt que la hache avait longtemps respectée, [4,650] asile sacré réservé au dieu du Ménale; c'est là que, pendant le silence des nuits, et au sein même du sommeil, on entendait les oracles du dieu: c'est là que le roi Numa vint immoler deux brebis; la première à Faunus, la seconde au paisible Sommeil; il étend l'une et l'autre toison sur la terre endurcie. [4,655] Deux fois, il répand l'eau de la fontaine sur sa longue chevelure; deux fois il ceint son front du feuillage des hêtres; il s'est abstenu des plaisirs de Vénus; la chair d'aucun animal n'a été servie sur sa table; il a ôté tous les anneaux de ses doigts. Couvert d'un vêtement grossier, il s'étend sur les toisons nouvelles, [4,660] après avoir prié le dieu selon les formules voulues. Cependant la Nuit paisible arrive, le front couronné de pavots, traînant à sa suite les songes noirs. Faunus paraît, et, de son pied dur, pressant la toison des brebis, il fait entendre ces mots à la droite du lit où Numa repose: [4,665] "Roi, il faut apaiser Tellus par la mort de deux vaches; qu'une seule victime suffise à ce double sacrifice." La terreur chasse le sommeil; Numa se rappelle ce qu'il a vu; il réfléchit au sens mystérieux de l'ordre obscur qu'il vient de recevoir. Tandis qu'il erre dans la forêt, son épouse chérie vient à sa rencontre, et met fin à ses incertitudes [4,670] en lui disant: "On te demande les entrailles d'une vache pleine." Il offre donc les entrailles d'une vache pleine. Une année heureuse arrive enfin: la terre et les troupeaux retrouvent leur fécondité. Autrefois Cythérée donna l'ordre à ce jour de s'écouler plus vite, et hâta la course des célestes coursiers, [4,675] afin qu'au jour suivant la fortune des combats donnât plus tôt au jeune Auguste le titre d'empereur. Mais déjà quatre fois l'étoile du matin a regardé derrière elle les ides passées; c'est cette nuit que les Hyades se plongent dans le sein de Doris. À la troisième apparition de l'aurore qui suivra le coucher des Hyades, [4,680] les coursiers, retenus séparément aux barrières, s'élanceront à la fois dans le Champ de Mars. Mais je dois dire pourquoi on fait courir des renards traînant attachées à leurs queues des torches ardentes. Carseoli est une terre froide, peu propice à la culture de l'olivier, mais fertile en moissons. [4,685] Je me rendais un jour par ce chemin chez les Péligniens, à mon pays natal; territoire peu étendu, mais où les eaux entretiennent une humidité constante. Au moment où Phébus venait de détacher du char ses coursiers fatigués, j'entre dans la demeure bien connue d'un ancien hôte. Cet homme, parmi tous les récits qu'il ne manquait jamais de me faire, n'oubliait rien [4,690] de ce qui pouvait trouver place dans le livre qui m'occupe aujourd'hui. "Dans cette plaine, me dit-il, et il me montrait la plaine, une villageoise économe possédait un petit champ avec son robuste époux. Celui-ci travaillait la terre, employant tour à tour la charrue, le hoyau, la faux recourbée. [4,695] Celle-ci, tantôt balaie sa chaumière soutenue par des étais, tantôt met couver des oeufs sous l'aile maternelle; elle cueille des mauves vertes, ou des champignons blancs, ou réchauffe son humble foyer d'une flamme bienfaisante; elle exerce sans relâche ses bras à faire de la toile, [4,700] et prépare des vêtements qui bravent les rigueurs du menaçant hiver. Elle avait un fils folâtre encore, comme on l'est au jeune âge; à deux lustres il venait d'ajouter deux années. Cet enfant, à l'extrémité de la vallée plantée de saules, surprend un renard, qui déjà avait commis plus d'un larcin dans la basse-cour. [4,705] Il enveloppe son captif de foin et de paille, puis il y met le feu; et le renard, s'échappant des mains qui le brûlent, sème dans sa fuite l'incendie à travers les moissons des campagnes; le vent accélère les ravages de la flamme. Le souvenir de cet accident passager s'est perpétué jusqu'à nos jours. À Carseoli, si l'on prend un renard, [4,710] une loi défend de le laisser vivre; on en brûle un aux Céréales, pour punir la race; il périt par le feu, comme les moissons ont péri par le feu. Le lendemain, lorsque, entourée de lueurs dorées, la mère de Memnon viendra sur son char couleur de rose visiter l'immense univers, le soleil quittera [4,715] le chef du troupeau qui porte la laine, le Bélier qui trahit Hellé. Mais à peine est-il sorti de cette constellation qu'une plus grande victime s'offre à lui. Qu'elle soit vache ou taureau, c'est ce qu'il ne nous est pas donné de décider; on ne voit que la partie antérieure de l'animal; tout le reste du corps est caché. Mais que ce soit une vache ou un taureau, [4,720] ce signe est en tout cas une récompense de l'amour, au grand déplaisir de Junon. La nuit a disparu; l'aurore se lève; les Parilies font un appel au poète; le poète y répondra si la bienfaisante Palès vient à mon secours. O Palès, inspire celui qui veut chanter les fêtes pastorales, s'il a toujours montré. pour ton culte un zèle religieux. [4,725] Je puis dire que j'ai souvent porté à pleines mains la cendre des veaux consumés et les tiges de fèves, chastes offrandes expiatoires. J'ai sauté par-dessus trois rosiers rangés près l'un de l'autre, et j'ai répandu l'eau lustrale avec une branche de laurier. La déesse se laisse toucher et veut bien me seconder. Sors du port, [4,730] ô mon navire; déjà tes voiles s'enflent au souffle des vents. Peuple, va chercher à l'autel virginal les offrandes expiatoires; Vesta te les donnera; tu seras purifié par ces présents de Vesta. Ces offrandes seront du sang de cheval, des cendres de veau, et en troisième lieu la tige dépouillée des fèves durcies. [4,735] Berger, répands l'eau lustrale sur tes brebis repues, aux premières lueurs du crépuscule. Que l'eau arrose d'abord la terre, et qu'une branche d'arbre la balaie. Ornez les bergeries de rameaux et de feuillages; que les portes soient ombragées et décorées d'une longue guirlande. Que le soufre vierge jette une flamme azurée; [4,740] que la fumée arrivant jusqu'à la brebis provoque ses bêlements. Brûle l'olivier mâle, la torche résineuse et les herbes sabines; que le laurier pétille, en se consumant au milieu du foyer; que la corbeille tressée avec le millet accompagne les gâteaux de millet; c'est là le mets favori de la déesse rustique. [4,745] Ajoutez-y les aliments consacrés et le lait qu'on vient de traire. Divisez les aliments, offrez le lait tiède encore, et invoquez Palès, qui se plaît dans les forêts. "Protège à la fois, dites-lui, le bétail et les maîtres du bétail; que mes étables n'éprouvent aucun désastre. Si mes troupeaux sont entrés dans un pâturage sacré, [4,750] si je me suis assis sous un arbre sacré, si mes brebis ont brouté par mégarde l'herbe des tombeaux, si je suis entré dans un bois défendu, si ma présence a mis en fuite les nymphes ou le dieu aux pieds de chèvre; si ma serpe a dépouillé un bois sacré de quelques branches à l'ombre obscure, pour donner du feuillage frais à une brebis malade, [4,755] pardonne-moi! Si, tandis qu'il grêlait, j'ai mis mon troupeau à l'abri sous quelque sanctuaire champêtre; si j'ai troublé les lacs, ne me punissez pas, nymphes; pardonnez-moi; oubliez que mes troupeaux ont soulevé la vase au fond de vos eaux limpides. Toi, déesse, apaise pour moi les fontaines et les dieux des fontaines; [4,760] apaise les dieux épars dans les bois. Puissions-nous ne voir ni les Dryades, ni les bains de Diane, ni Faunus, quand, au milieu du jour, il repose à terre ses membres fatigués. Éloigne les maladies, conserve en santé les hommes et les troupeaux et la troupe prudente de nos chiens vigilants. [4,765] Que je compte le soir autant de têtes que j'en ai compté le matin, que je ne rapporte pas, en soupirant, des toisons arrachées à la dent du loup. Préserve-nous des horreurs de la famine; qu'il y ait abondance d'herbes et de feuillages; que l'eau ne nous manque, ni pour laver le corps, ni pour calmer la soif. Que ma main presse des mamelles bien gonflées, que mon fromage me rapporte de beaux deniers; [4,770] que le petit-lait s'écoule à travers les clayons peu serrés. Que le bélier soit ardent, que la femelle conçoive et soit féconde; que mes étables se peuplent de jeunes agneaux; que je recueille une laine douce qui ne blesse point la main des jeunes filles, et que puissent travailler les doigts tes plus délicats. [4,775] Que nos voeux soient exaucés, et nous, chaque année, offrons de grands gâteaux à Palès, déesse des bergers." C'est ainsi qu'il faut se rendre la déesse propice. Tourné du côté de l'orient, prononce trois fois cette prière, et plonge tes mains dans une eau vive. Alors tu peux boire dans un vase de bois, au lieu de coupe; [4,780] tu peux boire le lait blanc comme la neige, et le vin cuit à la teinte empourprée. Ensuite fais passer rapidement tes membres vigoureux à travers les amas embrasés de la paille qui pétille. J'ai rappelé l'usage, il me reste à en exposer les raisons, mais elles sont si nombreuses que j'hésite, et ne sais par où commencer. [4,785] Le feu dévorant purifie tout; il sépare des métaux leurs parties grossières; c'est pour cela que les brebis et le berger s'en servent pour se purifier; ou bien, comme deux éléments contraires, le feu et l'eau sont les principes de toutes choses. Nos pères ont voulu en cette circonstance les réunir; [4,790] ils ont jugé convenable de soumettre le corps au contact des flammes et à l'aspersion de l'eau. Est-ce à cause du rôle capital que ces deux éléments jouent dans nos moeurs? C'est le feu et l'eau qu'on interdit aux exilés; c'est avec le feu et l'eau que l'on consacre la nouvelle épouse; a-t-on voulu rappeler ainsi leur importance? Ce n'est point mon sentiment. D'autres voient dans ces cérémonies une allusion à Phaéton et au déluge de Deucalion. [4,795] D'autres racontent que des bergers, frappant un jour contre des cailloux, firent jaillir une étincelle; la première s'éteignit, mais la seconde alla embraser de la paille; c'est ainsi qu'ils expliquent l'emploi du feu dans les Parilies. Serait-ce encore la piété d'Énée qui aurait donné naissance à cet usage, [4,800] lui qui, après la ruine de Troie, passa sain et sauf à travers les flammes? Voici enfin un motif plus raisonnable. À l'époque de la fondation de Rome, quand il fallut porter les dieux Lares à de nouveaux foyers, les habitants, au moment où ils quittaient leurs toits agrestes pour d'autres demeures, mirent le feu à ces cabanes qu'ils abandonnaient; [4,805] troupeaux et paysans sautèrent à travers l'incendie; c'est, ô cité de Rome, un fait que l'on rappelle chaque année, à ton jour natal. L'inspiration du poète se trouve secondée par l'ordre même des choses. Nous sommes arrivés à l'époque de la fondation de Rome; viens entendre, ô grand Quirinus, le récit de tes exploits. Déjà le frère de Numitor avait été puni de ses crimes; [4,810] deux chefs commandaient seuls à tout un peuple de pasteurs. Ils conviennent ensemble de réunir tous ces hommes sauvages et de leur bâtir une ville. Mais qui en jettera les fondements? "Point de débats entre nous, dit Romulus; nous avons grande confiance dans les augures que donnent les oiseaux, consultons ces augures." [4,815] On y consent; l'un monte sur les rochers boisés du mont Palatin, l'autre gravit, au point du jour, les cimes de l'Aventin. Rémus voit six oiseaux; son frère en voit douze successivement; le pacte est exécuté, et la ville s'élèvera au gré de Romulus. Un jour propice est choisi pour tracer avec la charrue le contour des murailles. [4,820] La fête de Palès arrive, elle donnera le signal des travaux. On creuse d'abord une fosse profonde; on y jette des grains et des fruits et de la terre enlevée aux champs du voisinage. Sur cette même fosse, aussitôt qu'elle est comblée, on élève un autel; le feu s'allume, et le bois éclate dans le foyer nouveau. [4,825] Romulus alors, saisissant le manche de la charrue, trace avec le soc l'enceinte des remparts; une vache blanche est attachée au joug avec un boeuf blanc comme elle. Le roi prononce ces paroles: "Jupiter, et toi Mars mon père, et vous, vénérable Vesta, au moment où je vais fonder Rome, assistez-moi! Je vous invoque aussi, vous tous, dieux dont ma piété doit implorer la présence; [4,830] que mon ouvrage s'élève sous vos auspices! Que cette ville compte de longues années, qu'elle commande à l'univers, qu'elle dicte ses lois à l'Orient et à l'Occident!" Telle fut sa prière, et, à sa gauche, il entend le tonnerre de Jupiter, présage favorable; la foudre, à sa gauche, sillonne les cieux. [4,835] Les citoyens, que cet augure a transportés de joie, jettent aussitôt les fondements, et peu de jours suffisent à la construction des murailles. Céler presse les travaux, appelé à cet emploi par Romulus lui-même: "Veille ici, lui avait-il dit, veille à ce que personne ne franchisse les murs et le sillon tracé par la charrue. [4,840] Punis de mort celui qui l'oserait." Rémus, ignorant cette défense, se met à rire de la faiblesse des remparts: "Vous croyez que le peuple sera bien en sûreté derrière ces murailles?" dit-il, et en même temps il saute par-dessus. Céler paie sa bravade d'un coup de hoyau, et Rémus tombe à terre, baigné dans son sang. [4,845] À cette nouvelle, le roi dévore les larmes prêtes à s'échapper de ses yeux; il étouffe sa douleur dans son sein: on ne doit pas le voir pleurer, il imite en cela les grands coeurs. "Périsse ainsi, s'écrie-t-il, tout ennemi qui franchira ces remparts!" Cependant, il rend à son frère les honneurs funèbres, et alors il ne retient plus ses larmes; [4,850] ses pieux regrets éclatent, trop longtemps contenus. Il donne au cercueil les derniers baisers: "Adieu, s'écrie-t-il, adieu, frère dont je n'ai pas voulu la mort!" Il parfume le corps que le bûcher va consumer. Faustulus et Acca éplorée, les cheveux épars, remplissent avec lui ces derniers devoirs. [4,855] Ceux qui plus tard devaient s'appeler Quirites donnent des pleurs au jeune Rémus, et en arrosent le bûcher fatal; et bientôt la flamme a tout consumé. Une ville est fondée, qui doit un jour (qui l'eût cru alors?) poser un pied vainqueur sur l'univers conquis. O Rome, gouverne le monde, et puisses-tu obéir toujours au grand César, [4,860] et que les rejetons de cette famille se multiplient dans ton sein. Tant que tu domineras, d'une tête altière, toutes les nations du monde soumises à tes lois, que nulle d'entre elles n'ose s'élever seulement jusqu'à la hauteur de tes épaules. J'ai chanté Palès, je chanterai les Vinales; un jour pourtant sépare I'une de l'autre fête. Jeunes filles aux vénales amours, c'est à vous d'honorer Vénus; [4,865] Vénus protége le trafic de celles qui se sont vouées à toutes les voluptés. Demandez-lui, pour prix de votre encens, la beauté, la faveur du peuple; demandez-lui les caresses qui charment, et les paroles folâtres qui éveillent l'amour. Donnez à votre souveraine la menthe, qu'elle recherche, avec le myrte qui lui est consacré, [4,870] et des guirlandes où le jonc tressé s'entrelace à la rose. Il faut marcher avec la foule vers le temple voisin de la porte Colline; ce temple a pris son nom d'une montagne sicilienne. Quand Syracuse, séjour de la nymphe Aréthuse, eut été emportée d'assaut par Claudius, et que ses armes eurent aussi soumis le mont Eryx, [4,875] sur un oracle de l'immortelle Sibylle, Vénus fut transportée à Rome; elle voulut être adorée dans la ville même de ses enfants. Vous me demandez sans doute pourquoi la fête de Vénus porte le nom de Vinales, et pourquoi ce jour appartient à Jupiter. Le sort des combats allait décider qui, de Turnus ou d'Énée, serait le gendre d'Amata, reine du Latium. [4,880] Turnus se fortifia de l'alliance des Étrusques. Mézence était d'une illustre naissance, et redoutable les armes à la main, vaillant à cheval, à pied plus vaillant encore. Turnus et les Rutules s'efforcent de l'entraîner dans leur parti; le chef toscan leur répond ainsi: [4,885] "J'ai acheté bien cher ma réputation de brave guerrier; témoin ces blessures et ces armes tant de fois rougies de mon sang. Pourtant, vous qui demandez mon secours, je n'y mettrai pas un trop haut prix: faites-moi présent du premier vin qui bouillonnera dans vos cuves. Que l'échange soit accepté sans retard. À vous de donner, à moi de vaincre. [4,890] Si vous me refusez, vous comblerez les désirs d'Énée!" Les Rutules ont consenti. Mézence revêt son armure; Énée revêt la sienne et invoque Jupiter: "Les ennemis ont promis leur récolte au roi, toscan; je te voue, ô Jupiter, le vin des vignes du Latium." [4,895] Le voeu le plus religieux l'emporte; le gigantesque Mézence succombe, et il mord la poussière d'une bouche qui blasphème. L'Automne arrive, les pieds tout souillés du raisin qu'il écrase; on fait hommage à Jupiter du vin qui lui a été promis. De là ce jour a pris le nom de Vinales; Jupiter le [4,900] réclame, et c'est une fête qu'il aime à compter parmi les siennes. Au moment où Avril n'aura plus que six jours, le printemps sera au milieu de sa course. Ne cherchez plus au ciel le Bélier d'Hellé, fille d'Athamas; des astres pluvieux se lèvent à l'horizon; le Chien vient de paraître. [4,905] À pareil jour, comme je revenais de Nomentum à Rome, je rencontrai, au milieu du chemin, un cortège où tous étaient vêtus de blanc: c'était le flamine qui se rendait au bois sacré de l'antique déesse Robigo, pour livrer aux flammes les entrailles d'une brebis, les entrailles d'un chien. Je m'approchai aussitôt pour être témoin de la cérémonie. [4,910] Ton flamine, ô Quirinus, prononça ces paroles: "Fatale déesse de la rouille, épargne les blés naissants; permets à leur tige polie de se balancer au-dessus des sillons; permets aux moissons qui ont prospéré sous l'heureuse influence de constellations propices, de croître jusqu'à ce que la faux puisse les moissonner. [4,915] Ta puissance est grande, et, à l'aspect des blés qui ont souffert de tes atteintes, le cultivateur soupire, pensant avec tristesse qu'ils sont perdus sans retour. Les vents et les pluies sont moins funestes aux trésors de Cérès; la gelée aux blancs frimas, qui les brûle et en altère l'or, est moins à craindre que le soleil qui réchauffe les tiges humides. [4,920] C'est alors, ô déesse redoutable, que ton courroux éclate. Grâce! je te supplie! ne touche pas nos moissons de tes mains raboteuses; épargne nos guérets; qu'il te suffise de pouvoir nuire. Au lieu de t'attaquer aux tendres moissons, ronge le dur fer, et détruis la première ce métal destructeur; [4,925] ne vaut-il pas mieux que tu dévores les épées et les javelots homicides? Nous ne voulons plus en faire usage, et l'univers aspire au repos. Puissent étinceler seuls désormais et les sarcloirs et les durs boyaux, et les socs recourbés, richesses des campagnes! Que les armes soient toutes perdues de rouille, et que le glaive, rivé au fourreau par de longues années de paix, [4,930] résiste aux efforts de celui qui voudra l'en arracher. Respecte donc Cérès, et que le cultivateur puisse toujours bénir ton absence en t'adressant ses voeux!" Il dit; à sa droite était un tissu grossier à longues laines, une coupe de vin, une cassolette d'encens. [4,935] Le flamine répand sur les flammes le vin, l'encens, les entrailles d'une brebis et (je l'ai vu de mes yeux) les intestins repoussants d'une chienne obscène. On me demandera pourquoi cette victime nouvelle offerte dans ce sacrifice? Je l'avais demandé moi-même au flamine, et voici sa réponse: "Il est au ciel un chien nommé Icarius; quand cette constellation se met en mouvement, [4,940] la terre, desséchée, est en proie à une soif brûlante; la moisson mûrit avant le temps. C'est en mémoire de cet astre fatal qu'un chien est aussi sacrifié sur l'autel; c'est son nom seul qui le condamne à périr. Lorsque la fille des Titans, abandonnant le frère du phrygien Assaracus, aura trois fois salué de ses rayons l'immense univers, [4,945] alors paraîtra une divinité couronnée de mille fleurs variées; une gaieté plus licencieuse est permise aux jeux de la scène. Mais la fête de Flore revient aux calendes de Mai; j'en parlerai mieux alors; maintenant un sujet plus élevé m'appelle. Vesta réclame ce jour; Vesta vient d'être portée dans un palais dont les maîtres la touchent de près; [4,950] ainsi l'ordonne le sénat, sur la demande de César. Phébus occupe une partie du palais, une autre appartient à Vesta; ce qu'ils laissent libre, César en fait sa demeure. Vivez, lauriers du mont Palatin! Vive à jamais ce palais décoré de guirlandes de chêne! Dans sa seule enceinte il renferme trois dieux éternels. [5,0] Livre cinquième. [5,1]Vous demandez déjà d'où vient, selon moi, ce nom du mois de Mai? La cause ne m'en est pas très bien connue. Comme un voyageur qui voit des routes s'ouvrir devant lui dans toutes les directions s'arrête d'abord, et ne sait laquelle il doit suivre, [5,5] ainsi j'hésite entre plusieurs raisons qui s'offrent à mon esprit, et dont l'abondance même cause mon embarras. Parlez, ô Aganippides! vous qui vous plaisez sur les bords de l'Hippocrène, cette fraîche fontaine que fit jaillir le cheval né du sang de Méduse. Les déesses différant de sentiment, Polymnie la première [5,10] commence, et les autres, silencieuses, recueillent attentivement ses paroles. «Après le chaos, quand, pour la première fois, le monde eut reconnu ses trois éléments, et que la matière eut pris mille formes nouvelles, la terre descendit vers les régions inférieures, emportée par le poids de sa masse, et entraînant les eaux avec elle; le ciel, plus léger, s'éleva au plus haut de l'air; [5,15] avec lui s'élancèrent le soleil et les étoiles, que ne retenait pas leur pesanteur; et vous aussi, coursiers de la Lune. Mais la Terre ne respecta pas longtemps la prééminence du ciel, ni les astres celle de Phébus; toutes les distinctions disparurent. Souvent, ô Saturne, une divinité vulgaire osa s'asseoir sur le trône que tu occupais; [5,20] un dieu étranger vint prendre place à côté de l'Océan; souvent Téthys se trouva reléguée au dernier rang; enfin, l'Honneur et la Bienséance au maintien décent, au visage paisible, s'étant unis d'un hymen légitime, [5,25] mirent au monde la Majesté; celle-ci les reconnut l'un et l'autre pour auteurs de ses jours, et, déjà grande au moment même de sa naissance, elle vint sans délai, la tête haute, s'asseoir au milieu de l'Olympe, tout éclatante de pourpre et d'or. À ses côtés se placèrent la Pudeur et la Crainte, et l'on vit [5,30] toutes les divinités fixer sur elle leurs regards pour imiter son attitude et son maintien. Alors naquit dans les esprits le respect des distinctions; les plus dignes ont reconquis leur rang, et chacun cesse de se préférer à tous. Cet état de choses subsista dans les cieux pendant de longues années, jusqu'au moment où le plus vieux des dieux fut précipité par les destins du haut de l'Olympe. [5,35] La Terre enfanta les géants, race farouche, monstres énormes qui osèrent attaquer le palais même de Jupiter. Elle leur donna mille bras, des serpents au lieu de jambes, puis elle leur dit: «Déclarez la guerre aux dieux puissants.» Déjà ils se disposaient à entasser des montagnes jusqu'aux astres, [5,40] et à provoquer au combat le grand Jupiter; mais Jupiter, lançant la foudre du haut des cieux, renverse ces masses prodigieuses sur ceux mêmes qui les ont accumulées. Ainsi triompha la Majesté, défendue par les armes des dieux, et, depuis ce temps, rien n'a ébranlé son empire. [5,45] Elle est assise auprès de Jupiter; elle veille près de lui avec fidélité, et maintient sans violence dans ses mains le sceptre redoutable. Elle est aussi descendue sur la terre; Romulus et Numa l'ont honorée, et d'autres après eux, suivant l'ordre des temps. C'est elle qui conserve aux pères et aux mères le pieux respect qui leur est dû; [5,50] c'est elle qui est la compagne des jeunes enfants et des vierges; c'est elle qui rend augustes, et les faisceaux et l'ivoire de la chaise curule; c'est elle qui se dresse altière sur le char de triomphe attelé de chevaux couronnés.» Polymnie avait dit; Clio, et Thalie, la maîtresse de la lyre, applaudissent à ses paroles. [5,55] Uranie se lève; toutes font silence, et l'on n'entend que la voix qui prononce ces mots: «Autrefois une tête blanche était en grande vénération: la vieillesse était respectée à cause de ses rides. Les jeunes gens soutenaient les fatigues de la guerre et luttaient avec courage dans les combats; [5,60] les armes à la main, ils veillaient pour défendre les sanctuaires des dieux. La vieillesse, moins robuste, et inhabile à manier l'épée, servait souvent la patrie par ses conseils; la curie ne s'ouvrait alors qu'au grand âge, et le nom même du sénat n'était autre que celui de la calme vieillesse. [5,65] C'étaient les anciens qui rendaient la justice au peuple, et des lois précises fixèrent le nombre d'années qu'il faudrait avoir déjà comptées pour prétendre aux honneurs. Un vieillard était-il avec plusieurs jeunes gens? sans les offenser, il prenait la place du milieu; avec un seul, il marchait du côté du mur. Qui eût osé, en sa présence, prononcer des paroles déshonnêtes? [5,70] La vieillesse était une autre censure. Romulus, qui avait observé ces moeurs, donna le nom de Pères à ceux qu'il choisit pour mettre entre leurs mains le gouvernement de la ville nouvelle. Je croirais volontiers que ces hommes, d'un âge majeur, pour honorer leur âge même, en donnèrent le nom au mois de mai. [5,75] Peut-être aussi Numitor dit-il à Romulus: «Que ce mois appartienne aux vieillards;» et le petit-fils ne put refuser son aïeul. Et ce qui témoigne puissamment de la prérogative accordée en cette occasion à la vieillesse, c'est le nom même du mois suivant, du mois de juin, emprunté à la jeunesse.» [5,80] Calliope, la première des neuf Soeurs, retenant sous une couronne de lierre ses cheveux épars, s'exprime en ces termes: «L'Océan, qui baigne de ses flots le contour de la terre entière, avait autrefois épousé Téthys, fille de Titan. Pleionè, née de cet hyménée, s'unit avec Atlas, qui porte les cieux, et en eut les Pléiades. [5,85] Une d'elles, Maia, suivant les traditions, surpassa en beauté ses soeurs, et reçut dans son lit le puissant Jupiter. Elle mit au jour, sur le sommet du Cyllène ombragé de cyprès, le dieu qui d'un pied ailé fend les plaines de l'air; c'est lui qu'adorent les Arcadiens, le rapide Ladon et le vaste Ménale, [5,90] contrée que l'on croit plus antique que la Lune. Évandre, exilé d'Arcadie, vint aborder au Latium, et avec lui il amena ses dieux. Ici, où maintenant s'élève Rome, souveraine du monde, on ne voyait que des arbres et des gazons; çà et là, des cabanes et quelques troupeaux. [5,95] Quand on fut arrivé vers ces lieux, «Arrêtez-vous ici, dit la mère d'Évandre, qui lisait dans l'avenir; cette campagne sera le siège de l'empire.» Le héros de Nonacris obéit à sa mère et à la prophétesse; c'est sur ce rivage inconnu que l'étranger va fixer son séjour. Il introduit chez ces peuples le culte de plusieurs dieux, [5,100] et d'abord celui de Faune au front cornu, celui de Mercure aux pieds ailés. Faune, dieu à demi bouc, ce sont les Luperques qui célèbrent ta fête, quand, la robe retroussée, la main armée de lanières, ils se fraient un passage à travers la foule qui remplit les rues. Mais toi, inventeur de la lyre recourbée, patron des voleurs, tu as donné au mois de Mai le nom de ta mère; [5,105] et ce n'est pas le seul témoignage de ta piété filiale: si tu as donné sept cordes à la lyre, on pense que c'est pour rappeler le nombre des Pléiades.» Calliope se tut, et ses soeurs la comblèrent d'éloges à leur tour. Mais que fera le poète? elles sont toutes pour lui des autorités également sacrées. Que les Pléiades me soient toutes également propices, [5,110] et qu'elles reçoivent de moi un égal tribut de louanges. Que le nom de Jupiter inaugure ces chants! La première nuit va nous montrer l'étoile de la nymphe qui veilla sur le berceau de Jupiter. Voici l'astre pluvieux de la chèvre olénienne, qui se lève; elle est placée au ciel pour prix de son lait. [5,115] La naïade Amalthée, noble fille de l'Ida crétois, cacha, dit-on, Jupiter au fond des forêts. Elle possédait une chèvre, mère de deux chevreaux, et remarquée pour sa beauté entre tous les troupeaux de la Crète; une chèvre dont les cornes élevées se recourbaient sur son dos, [5,120] et dont la mamelle était digne de nourrir le grand Jupiter. Elle en donnait le lait au dieu; mais un jour une des cornes de la chèvre se brisa contre un arbre, et lui fit perdre ainsi la moitié de sa parure. Amalthée ramassa cette corne brisée, l'entoura d'herbes fraîches, la remplit de fruits, et la présenta ainsi aux lèvres de Jupiter. [5,125] Quand le dieu régna dans les cieux, assis sur le trône de son père, quand Jupiter, par sa victoire, eut tout mis à ses pieds, il plaça au rang des astres et la nourrice et la corne féconde. Elle porte encore aujourd'hui le nom de la Pléiade qui l'avait autrefois possédée. Les calendes de Mai ont vu élever [5,130] un autel aux Lares protecteurs et consacrer leurs petites statues. Déjà Curius l'avait fait autrefois; mais le temps n'épargne rien, et la pierre elle-même subit les atteintes de la vétusté. Le surnom qui fut donné à ces dieux quand on établit leur culte vient de ce qu'ils protègent du regard tout ce qui nous appartient. [5,135] Ils veillent aussi pour nous, président à la sûreté des murs; partout présents, partout prêts à porter secours. À leurs pieds se tenait un chien, taillé dans la même pierre; pourquoi ce chien avec le Lare? L'un et l'autre gardent la maison, l'un et l'autre sont fidèles au maître; [5,140] les carrefours plaisent au dieu, au chien plaisent les carrefours. Le Lare et la meute de Diane harcèlent et chassent les voleurs; vigilants sont les chiens, et vigilants les Lares. Je cherchais les statues de ces dieux jumeaux, ruinées à la longue par les années; [5,145] la ville aujourd'hui possède mille Lares et le génie du chef qui nous les a donnés; chaque quartier adore trois divinités. Mais je m'égare; ce sujet, c'est le mois d'Auguste qui doit m'appeler à le traiter; en attendant, je chanterai la bonne déesse. Il est une masse naturelle [5,150] qu'on appelle le Rocher; le lieu a pris son nom de la chose même, et cette masse, à elle seule, est une bonne partie de la montagne qui la porte. Là était placé Rémus, tandis que, trompant son espérance, les oiseaux aperçus les premiers sur le mont Palatin donnèrent l'empire à son frère. Sur la pente doucement inclinée de cette montagne, nos pères ont bâti un temple interdit aux regards des hommes. [5,155] Ce fut l'héritière de l'antique nom des Clausus qui le consacra, Claudia, dont jamais mortel ne toucha le corps virginal. Livie l'a rétabli, pour suivre l'exemple d'un époux et marcher en tout sur ses traces. Demain, quand la fille d'Hypérion, emportée par ses coursiers matinaux, [5,160] aura chassé les étoiles et doré le ciel de ses feux, le souffle frais de l'Argestès inclinera les moissons, et les vaisseaux, sortant des ports de la Calabre, verront s'enfler leurs blanches voilés. Mais dès que le sombre crépuscule ramènera la nuit, le groupe des Hyades apparaîtra tout entier. [5,165] Au front du Taureau étincellent sept étoiles radieuses, que le navigateur grec appelle Hyades, du nom de la pluie qu'elles présagent. Les uns pensent qu'elles ont nourri Bacchus, d'autres les croient petites-filles de Téthys et du vieil Océan. Atlas ne gémissait pas encore sous le fardeau de l'Olympe, [5,170] quand il lui naquit un fils, Hyas, remarquable par sa beauté. À l'heure voulue par la nature, Aethra, fille de l'Océan, l'avait mis au monde; elle fut aussi mère des nymphes, mais Hyas naquit le premier. Tant qu'un léger duvet couvre ses joues, il n'épouvante encore que les cerfs timides; le lièvre est la faible proie qui tombe sous ses coups. [5,175] Bientôt son courage augmente avec les années; il ose affronter les sangliers, et attaquer de près les lionnes à la crinière hérissée. Mais un jour qu'il cherche l'asile et les petits d'une lionne qui vient de mettre bas, lui-même il est déchiré par la dent sanglante du farouche enfant de la Libye. Hyas fut pleuré par sa mère, par ses soeurs désolées, [5,180] par Atlas, dont les épaules devaient recevoir les cieux. Mais la pieuse douleur des soeurs l'emporta sur celle même des auteurs de ses jours; cette piété leur ouvrit les cieux; Hyas leur donna son nom. Je te salue, déesse des fleurs, toi dont la fête ramène les jeux folâtres. Le mois passé, je me suis abstenu de raconter les solennités de ton culte; [5,185] elles commencent en avril, et se continuent en mai; ces deux mois te possèdent, l'un à ses derniers, l'autre à ses premiers jours; tous deux ils t'appartiennent par le point où ils se touchent; tous deux ils m'appelaient à chanter tes louanges. Celui-ci voit s'ouvrir le cirque et les théâtres, où le nom du vainqueur fait éclater mille applaudissements. [5,190] Que le signal des jeux du cirque soit aussi le signal de mes vers; apprenons qui tu es de ta propre bouche; l'opinion des hommes est menteuse; personne mieux que toi ne saura nous expliquer ton nom. Ainsi parlai-je; la déesse accueille ma demande, et la douce odeur des roses du printemps s'exhale de sa bouche, tandis qu'elle prononce ces mots: [5,195] «Celle que vous appelez Flore était autrefois Chloris; une lettre de mon nom a été altérée en passant des Grecs chez les Latins. J'étais Chloris, nymphe de ces régions fortunées où tu sais qu'autrefois les hommes voyaient s'écouler leur vie au sein de la félicité. Dire combien j'étais belle coûterait à ma modestie; [5,200] si ma mère eut un dieu pour gendre, elle le dut à cette beauté. C'était au printemps; j'errais au hasard; Zéphire m'aperçoit; je m'éloigne, il me suit; j'essaie en vain de fuir, je ne puis lutter contre lui. Borée, son frère, l'autorisait, par son exemple, à commettre ce crime, Borée, qui avait osé ravir la fille d'Érechthée dans le palais même de son père. [5,205] Cependant Zéphire répare sa faute en me donnant le nom d'épouse, et nulle plainte ne s'élève plus de mon lit d'hyménée. Je jouis toujours du printemps; l'année, pour moi, conserve toujours ses richesses, l'arbre son feuillage, la terre sa verdure. Les champs que j'ai reçus en dot renferment un jardin fertile; [5,210] l'haleine des vents le caresse, une fontaine l'arrose de ses eaux limpides. Mon époux l'a rempli des fleurs les plus magnifiques, et m'a dit: «Déesse, sois la souveraine de ces fleurs.» Souvent j'ai voulu classer et compter leurs couleurs; mais je n'ai pu: leur multitude était si grande qu'aucun nombre n'y pouvait suffire. [5,215] Aussitôt que les feuilles ont secoué les froides gouttes de la rosée, et que les tiges variées se sont réchauffées aux rayons du soleil, je vois accourir ensemble les Heures aux robes diaprées; elles recueillent mes présents dans de légères corbeilles; les Grâces s'en emparent à l'instant pour tresser des guirlandes et des couronnes [5,220] qui se mêleront à la chevelure des dieux. La première j'ai répandu des semences inconnues sur l'immense surface de l'univers; la terre, auparavant, ne présentait qu'une seule couleur. La première j'ai fait une fleur du sang du jeune Thérapnéen, et, sur ses feuilles, sa plainte est restée gravée. [5,225] Toi aussi tu as un nom dans les jardins, ô Narcisse, malheureux de n'avoir pu être à la fois et roi et un autre toi-même! Parlerai-je de Crocus, et d'Attis, et d'Adonis, fils de Cyniras? C'est grâce à moi que, par leurs blessures mêmes, ils ont revécu sous une forme plus belle. C'est à mon pouvoir, enfin, si tu l'ignores, que Mars a dû de voir le jour; [5,230] puisse ce prodige être ignoré à jamais de Jupiter! Quand Minerve fut née sans mère, la vénérable Junon ne put voir sans douleur que Jupiter l'eût dispensée de remplir son rôle d'épouse; elle allait se plaindre à l'Océan de cette atteinte portée aux droits de l'hyménée; mais la fatigue l'arrêta sur le seuil de mon palais. [5,235] Dès que je l'aperçus: «Qui t'amène vers moi, lui dis-je, ô fille de Saturne?» Elle m'apprend alors quel dieu elle va voir, et pourquoi elle va le voir. J'essaie en vain de la consoler. «Ce n'est point par des paroles, dit-elle, que tu peux adoucir ma peine. Si Jupiter est devenu père sans que son épouse y ait participé, [5,240] s'il a seul suffi à un double ministère, pourquoi n'aurais-je pas l'espoir de devenir mère sans mon époux, et de concevoir sans ses embrassements, en restant, toutefois, chaste et fidèle?» J'essaierai la vertu des simples de la terre; j'interrogerai la mer même, et jusqu'aux replis les plus secrets du Tartare.» [5,245] Ma bouche allait s'ouvrir; l'hésitation se peignait sur mon visage. «Nymphe, dit-elle, il est une chose, je ne sais laquelle, que tu peux pour moi.» Trois fois je voulus lui promettre mon aide, trois fois ma langue s'arrêta; je tremblais à l'idée d'exciter le courroux du grand Jupiter. «Viens à mon secours, dit-elle, je te supplie; ton intervention sera ignorée;» [5,250] et, en même temps, elle me le jura par la divinité du Styx. «Je satisferai à ta demande, lui dis-je, à l'aide d'une fleur qui m'est venue des champs d'Olène; elle est unique dans nos jardins; celui qui m'en fit don me dit: «Touche avec cette fleur une génisse; fût-elle stérile, elle sera mère.» J'obéis, je touchai la génisse, et elle devint mère aussitôt.» [5,255] Ma main, sur-le-champ, déchire les liens qui retiennent la fleur à sa tige; je touche la déesse, et cet attouchement a fécondé son sein. Déjà, portant un fruit dans ses entrailles, elle parcourt la Thrace et la rive gauche de la Propontide; ses voeux sont accomplis, Mars a vu le jour. Ce dieu, se souvenant qu'il me doit sa naissance, m'a dit: [5,260] «Toi aussi tu auras une place dans la cité de Romulus.» Peut-être crois-tu que mon empire s'étend seulement sur les fleurs dont on tresse les délicates guirlandes; les campagnes aussi reconnaissent ma divinité. Si les blés ont bien fleuri, les granges seront pleines; si la vigne a bien fleuri, vous aurez du vin; [5,265] si les oliviers ont bien fleuri, l'année prodiguera mille trésors; enfin, les richesses de l'automne ne font que tenir les promesses de la saison qui m'appartient. Si la fleur a souffert, les vesces et les fèves périssent, ainsi que les lentilles sur tes bords, ô Nil à la source lointaine! Le vin lui-même, renfermé avec tant de soin dans les vastes celliers, le vin se couvre de fleurs; [5,270] il se trouble et se voile d'un nuage à la surface des tonneaux. Le miel est un de mes présents; c'est moi qui appelle, vers la violette et le cytise, et sur les branches touffues du thym, l'abeille qui donnera le miel. C'est enfin moi qui préside à ces belles années de la jeunesse où la vie est surabondante, où le corps est dans toute sa vigueur.» [5,275] Ainsi parlait la déesse. Je l'admirais en silence. «Tu peux m'interroger, dit-elle, si des questions se présentent à ton esprit. «Apprenez-moi, ô déesse, l'origine des jeux.» Je finissais à peine qu'elle poursuivit ainsi: «Il fut un temps où tous les raffinements d'une vie somptueuse étaient encore inconnus; [5,280] la richesse consistait en troupeaux ou en vastes domaines; de là même dérivent les mots qui servaient à désigner les riches et à nommer l'argent. Mais déjà on ne se faisait pas scrupule d'acquérir aux dépens d'autrui. Mener ses troupeaux dans les pâturages de l'état était devenu une habitude; longtemps on la toléra, longtemps on la laissa impunie. [5,285] Le peuple n'avait préposé personne à la garde du domaine public, et c'était simplicité que de paître ses boeufs dans son propre héritage. Cette licence fut enfin dénoncée aux Publicius, édiles du peuple; jusque-là, nul ne l'avait osé. Le peuple fut saisi de la cause; les coupables furent condamnés à l'amende; [5,290] on paya un juste tribut d'éloges à ceux qui avaient pris soin de la chose publique. L'amende me fut attribuée; et, par une faveur insigne, en mémoire de ce triomphe, on institua de nouveaux jeux. Avec l'autre partie, on adoucit la pente, alors très escarpée, du rocher où passe aujourd'hui un de nos chemins fréquentés, appelé la Pente publicienne.» -- [5,295] «Ces jeux ne sont-ils pas revenus chaque année?» -- «Non,» dit la déesse; puis elle ajouta: «Nous aussi nous sommes sensibles aux honneurs; nous aimons les fêtes et les sacrifices, et l'ambition n'est pas sans chatouiller le coeur même des immortels. Avez-vous irrité les dieux par quelque offense, [5,300] apaisés par une victime, on les a vus souvent oublier le délit. Souvent j'ai vu Jupiter, prêt à lancer la foudre, retenir son bras, désarmé par un peu d'encens. Mais sommes-nous délaissés, des châtiments sévères vengent notre injure, et il n'est plus de bornes à notre aveugle courroux. [5,305] Vois Méléagre, le petit-fils de Thestius; quoique absent, la flamme fatale le consume, parce qu'on a laissé éteindre le feu sacré sur l'autel de Phébé. Vois le petit-fils de Tantale: la même déesse retient ses vaisseaux immobiles au rivage; c'est une vierge, et deux fois pourtant elle venge l'affront fait à ses autels. Malheureux Hippolyte! quand tes chevaux, emportés par la frayeur, déchiraient ton corps, [5,310] n'as-tu pas regretté de n'avoir pas sacrifié à Dioné? Il serait trop long de rappeler ici quelles peines ont suivi d'autres négligences encore. Moi aussi je fus oubliée par le sénat romain; comment faire éclater mon ressentiment? Quelle vengeance tirer de mon injure? [5,315] Dans ma tristesse, les soins de mon empire cessèrent de me toucher; je ne veillai plus sur les campagnes, je ne m'intéressai plus aux fertiles jardins. Alors tu aurais vu les lis tomber, les violettes se flétrir, et la tige du safran pourpré s'incliner languissante. Souvent Zéphire me dit: «Ne détruis pas ainsi [5,320] toi-même les présents de l'hyménée»; ces présents n'avaient plus de prix pour moi. Les oliviers fleurissaient, des vents cruels les dévastent; les moissons fleurissaient, la grêle détruit les trésors de Cérès; la vigne donnait des espérances, l'Auster couvre le ciel d'épais nuages, et toutes les feuilles sont emportées par une pluie soudaine. [5,325] Ce n'est pas moi qui le voulais ainsi; je ne suis pas impitoyable dans ma colère; seulement, je ne pris nul souci de conjurer ces fléaux. Le sénat s'assembla, et vota des fêtes annuelles à ma divinité si la fleur était belle cette année. J'accueillis cette promesse, [5,330] et le consul Laenas, et son collègue Postumius célébrèrent les jeux en mon honneur.» Je voulais demander pourquoi, dans ces jeux, la licence est plus grande, et la plaisanterie plus effrontée; il me revint à l'esprit que Flore n'est pas une divinité sévère, et que ses dons servent à parer nos plaisirs. [5,335] Les fronts se couronnent d'un tissu de fleurs; les tables splendides disparaissent sous une pluie de roses; le convive, les cheveux ceints de guirlandes que retiennent les filaments du tilleul, danse, agité par les fumées du vin, et, dans ses mouvements désordonnés, il ne suit d'autre maître que l'ivresse. L'amant, ivre aussi, chante sur le seuil inexorable de sa belle maîtresse; [5,340] de légères couronnes se mêlent à sa chevelure parfumée. Toute affaire sérieuse est suspendue pendant que les fronts portent ces guirlandes, et l'eau limpide n'est pas le breuvage de ceux qui se couronnent de fleurs. La rose ne plaît aux yeux des convives que quand tu ne mêles pas, ô Achéloüs, ton onde au jus des raisins. [5,345] Bacchus aime les fleurs, et la constellation d'Ariane peut t'apprendre que les couronnes lui plaisent aussi. Flore demande au théâtre un ton badin, et il ne faut pas la ranger, croyez-moi, parmi les déesses qui chaussent le cothurne. Mais pourquoi la foule des courtisanes célèbre-t-elle cette solennité? [5,350] Il est facile d'en indiquer la cause: Flore n'est pas de ces divinités moroses aux graves enseignements, elle veut que la joie plébéienne éclate aussi dans ses fêtes en toute liberté; elle nous invite à jouir du bel âge, tandis qu'il est dans sa fleur; après la chute des roses, l'épine est méprisée. [5,355] «Pourquoi convient-il de porter à ces fêtes un costume de diverses couleurs, comme, aux Céréales, des vêtements blancs? Serait-ce parce que l'épi blanchit quand il commence à mûrir, tandis que nous ne pouvons compter les nuances variées des fleurs?» La déesse m'approuva d'un signe de tête, et de son front qui venait de s'incliner, des fleurs tombèrent, [3, 360] comme sur les tables, dans nos festins, nous faisons pleuvoir les fleurs. Il me restait à savoir pourquoi on allumait des flambeaux; la déesse dissipa ainsi tous mes doutes: «L'usage des flambeaux a été établi aux jours de ma fête, soit parce que les campagnes semblent s'éclairer des couleurs brillantes des fleurs; [5,365] soit parce qu'un vif éclat est l'attribut des fleurs comme de la flamme, et que, par une splendide apparence, elles attirent également nos regards; soit, enfin, parce que la nuit favorise la licence de nos plaisirs, et les faits mêmes donnent à cette troisième cause un caractère de vérité.» -- [5,370] «Si vous le permettiez, lui dis-je, je vous adresserais encore une courte demande.» -- «Je le permets,» répondit la déesse. --Pourquoi, pour vos jeux, ne prend-on dans les filets, au lieu des lionnes africaines, que la chèvre timide et le lièvre qui tremble toujours» -- «Les forêts, dit-elle, n'étaient pas dans ses domaines, mais seulement les jardins et les campagnes où ne se montrent point les hôtes belliqueux des bois.» [5,375] Elle se tut, et se perdit dans l'espace, laissant après elle un parfum qui trahissait le passage d'une immortelle. Oh! je te prie, répands tes trésors sur mon génie, pour que les vers de Nason fleurissent à jamais dans les siècles à venir. À la troisième nuit, Chiron se montrera parmi les astres; Chiron qui porte [5,380] la moitié d'un corps d'homme entée sur le corps d'un fauve coursier. Le Pélion est une montagne d'Hémonie exposée au midi; sa cime est couverte de pins verdoyants; ailleurs le chêne seul s'élève. C'était là le séjour du fils de Philyra; c'est là que, dans les flancs profonds d'un antique rocher, habitait ce sage vieillard. [5,385] On croit que ce fut lui qui guida sur les cordes de la lyre la main qui devait donner la mort à Hector. Là se rendit Alcide, après avoir achevé une partie de ses travaux; quelques ordres à peine lui restaient encore à accomplir. Aussi le hasard amenait un moment l'un près de l'autre, [5,390] et le petit-fils d'Éaque, et le fils de Jupiter, qui devaient l'un et l'autre causer la perte de Troie. Philyra accueille ce jeune hôte; pourquoi est-il venu dans ces lieux? Chiron interroge, Hercule répond. Cependant il examine la dépouille du lion, la massue: «Le héros est digne de ces armes, dit-il, et ces armes sont dignes du héros.» [5,395] Achille même ne peut commander à ses mains curieuses; il ose toucher les longs poils de cette crinière hérissée. Tandis que le vieillard manie les traits trempés dans les poisons, une flèche tombe et va percer son pied gauche. Chiron gémit et retire le fer de la blessure. [5,400] Alcide et le jeune Thessalien lui ont répondu par un gémissement. Cependant il mélange des simples cueillies sur les collines de Pagase et invoque toutes les ressources de l'art pour guérir sa plaie. Mais l'art cède au feu dévorant du virus, qui a pénétré jusque dans la profonde moelle des os, et répandu dans le corps entier un poison mortel. [5,405] Le sang de l'hydre de Lerne mêlé au sang du Centaure rend désormais tout remède impuissant. Achille, les yeux baignés de larmes, se tient près de lui comme auprès d'un père; il ne pleurerait pas autrement si Pélée devait mourir. Souvent, d'une main affectueuse, il presse la main du malade, [5,410] et le maître recueille les douces prémices de ce coeur qu'il a formé. Souvent Achille l'embrasse, souvent il dit au vieillard couché sur son lit de douleur: «Vivez, ô mon père chéri, ne m'abandonnez pas, je vous en conjure. Le neuvième jour arrive, et ton corps, ô juste Chiron, s'environne de deux fois sept étoiles. [5,415] La Lyre recourbée voudrait suivre le centaure, mais la voie n'est pas encore prête; la troisième nuit sera le moment convenable. La moitié du Scorpion se montrera dans le ciel quand nous dirons: demain le jour ramène les nones. Ensuite, lorsque trois fois Hespérus aura levé sa tête radieuse, [5,420] et que les astres vaincus auront trois fois cédé la place à Phébus, on célébrera l'antique cérémonie des nocturnes Lémures, on apaisera par des offrandes les mânes silencieux. Au temps où l'année était plus courte, où l'on ne connaissait pas les pieux sacrifices de Février, où Janus aux deux visages n'était pas encore le chef des mois, [5,425] on portait déjà des offrandes à la cendre des morts, et le petit-fils faisait des expiations au tombeau où reposait l'aïeul. Ces cérémonies avaient lieu au mois de Mai, ainsi appelé du nom des ancêtres (maiores), et il a conservé jusqu'à nos jours une partie de ces anciens usages. Vers le milieu de la nuit, quand le silence favorise le sommeil, [5,430] que l'on n'entend plus ni l'aboiement des chiens, ni les divers chants des oiseaux, l'homme qui est resté fidèle aux rites antiques et qui redoute les dieux se lève; aucune chaussure n'enveloppe ses pieds. De ses doigts réunis avec le pouce il fait entendre le signal qui chasse les ombres légères, de peur qu'elles ne se lèvent devant lui s'il marche sans bruit. [5,435] Trois fois il lave ses mains dans l'eau d'une fontaine; il se tourne et prend dans sa bouche des fèves noires; il les jette ensuite derrière lui en disant: «Je jette ces fèves, et avec elles je rachète moi et les miens.» Neuf fois il prononce ces paroles sans regarder derrière lui; selon sa croyance, [5,440] l'ombre les ramasse et suit ses pas sans être aperçue. De nouveau il plonge ses mains dans l'eau, et fait retentir l'airain de Témésa; il conjure l'ombre de quitter son toit; et après avoir dit neuf fois: «Mânes paternels, sortez,» il regarde derrière lui, et il pense avoir accompli tous les rites de la cérémonie. [5,445] D'où est venu le nom de ce jour, quelle en est l'origine, je l'ignore, mais quelque divinité me l'apprendra. Instruis-moi, fils de la Pléiade dont la verge puissante commande le respect; tu as souvent visité le palais du Jupiter infernal. Le dieu qui tient le caducée paraît à ma prière. [5,450] «Apprends, dit-il, l'origine de ce mois.» Oui, c'est le dieu lui-même qui me l'a révélée. «Quand Romulus eut renfermé dans le tombeau les mânes de son frère, et rendu les derniers devoirs à Rémus, qui avait été trop agile pour son malheur, Faustulus, plongé dans l'affliction, et Acca, les cheveux épars, arrosaient de pleurs ses os consumés par la flamme. [5,455] Ils regagnent ensuite tristement leur demeure, aux premières ombres du crépuscule, et s'étendent sur leur couche dure et grossière. L'ombre ensanglantée de Rémus leur apparaît, se dresse au pied du lit et murmure ces paroles à voix basse. «Voici celui qui eut naguère une part, une moitié de votre amour; [5,460] voyez, que je suis différent maintenant de ce que j'étais alors! Moi, qui aurais pu, si les oiseaux m'eussent donné l'empire, être le plus grand parmi mon peuple, maintenant je ne suis qu'une ombre sans corps, échappée aux feux du bûcher; il ne reste plus que ce fantôme de celui qui était Rémus. [5,465] Hélas! où est Mars, mon père? Si vous avez dit vrai, s'il a nourri notre enfance aux mamelles d'une bête féroce, après avoir été sauvé par une louve, je suis tombé sous les coups d'un citoyen audacieux. Oh! que la louve fut moins impitoyable! Cruel Céler, puisse le fer aussi t'arracher ton âme inhumaine! [5,470] Puisses-tu, comme nous, descendre sanglant sous la terre! Mon frère n'avait pas voulu ma mort; sa tendresse répondait à la mienne; réduit à d'impuissants regrets, il a pleuré sur ma destinée. ConJurez-le par vos larmes, par votre pain, qu'il a mangé, de consacrer ce jour par une fête solennelle.» [5,475] En entendant cette prière, ils veulent embrasser l'ombre et lui tendent les bras; elle glisse entre leurs mains qui croyaient la saisir. L'apparition disparaît, et le sommeil avec elle. Acca et Faustulus vont alors redire au roi les paroles de son frère. Romulus obéit, et donne le nom de Rémus [5,480] à ce jour où l'on porte des offrandes aux tombeaux des aïeux. À la longue, une lettre plus douce a remplacé la lettre plus rude qui était la première du nom. Bientôt aussi les âmes des morts furent appelées Lémures. Tel est le sens, telle est la valeur de ce mot.» [5,485] Cependant, en ces jours, nos pères fermaient les temples, comme aujourd'hui nous les voyons fermer au temps des Feralia. Les veuves et les vierges ne doivent pas choisir cette époque pour allumer les flambeaux de l'hymen; celle qui épouse alors ne vivra pas longtemps. [5,490] De là ce dicton populaire, que les méchantes femmes se marient en Mai. Cette fête se célèbre pendant trois jours vers la même époque, mais qui cependant ne se suivent pas. Au milieu de ces fêtes, si vous cherchez le Béotien Orion, vous ne le trouverez plus. Je vais chanter l'origine de cet astre. [5,495] Jupiter et son frère, qui règne sur les mers immenses, et Mercure, voyageaient un jour ensemble. C'était le moment où les boeufs ramènent la charrue retournée, où la brebis rassasiée se penche vers l'agneau pour lui donner son lait. Le vieil Hyriée, qui cultive un modique héritage, [5,500] les voit par hasard, comme il se tenait debout sur le seuil de sa chétive chaumière. «La route est longue, leur dit-il; il vous reste bien peu de jour; ma porte est ouverte aux hôtes.» L'expression de son visage répond à ses paroles, il renouvelle sa prière; les dieux se rendent à tant d'instances, mais sans se faire connaître. [5,505] Ils entrent dans la demeure du vieillard, toute noircie par la fumée. Un peu de feu se conservait sur un tison de la veille; le vieillard s'agenouille; son souffle réveille la flamme; il va chercher des éclats de bois qu'il divise encore; il approche deux vases dont l'un contient quelques herbes de son potager, et le plus petit des fèves; [5,510] et bientôt on les voit fumer tous deux et le couvercle soulevé par les efforts de l'eau bouillante. En attendant, d'une main tremblante il verse un vin rouge à ses hôtes; le dieu des mers prend le premier la coupe, et quand il l'a vidée: «Donne-la maintenant, dit-il, à Jupiter; qu'il boive à son tour.» Ce nom de Jupiter fait pâlir le vieillard. [5,515] Dès qu'il s'est remis, il va immoler le boeuf qui laboure son petit champ, et le fait rôtir à grand feu; puis il tire d'un baril enfermé le vin qu'il y a entonné jadis aux premières années de sa jeunesse. Tout est prêt; les dieux prennent place sur des lits dressés avec des joncs de rivière recouverts d'une toile de lin, et qui s'élèvent à peine au-dessus de la terre. [5,520] Alors les mets, alors les vases pleins de vin brillent sur la table; le cratère est d'une argile rouge et les gobelets sont de hêtre. Jupiter prononce ces mots: «Que désires-tu? dis-le; rien ne te sera refusé.» Le paisible vieillard répondit: [5,525] «J'avais une épouse chérie, affection de ma première jeunesse; vous me demanderez où elle est maintenant? Une urne renferme ses cendres. «Tu seras ma seule épouse,» lui ai-je dit autrefois, et en lui faisant cette promesse solennelle, je vous ai pris à témoin de mes paroles. Tel fut mon serment, et j'y serai fidèle; pourtant je voudrais concilier [5,530] deux désirs qui me partagent, être père, sans être époux. Les dieux accueillent sa demande; ils se placent tout près de la peau du boeuf; mais la pudeur ne permet pas que j'achève.... Cette peau ainsi humectée, ils la recouvrent de terre; dix mois s'écoulent, et un enfant est né. [5,535] Hyriée, pour rappeler à quel prodige il doit sa naissance, l'appelle Urion. Un autre son, à la longue, a remplacé la première lettre du mot. L'enfant devient d'une taille énorme; Diane le prend avec elle; il est le gardien, il est le satellite de la déesse. Mais c'est assez d'une parole irréfléchie pour éveiller le courroux des dieux. [5,540] «Il n'est aucune bête, dit un jour Orion, dont je ne puisse triompher.» Tellus fait paraître un scorpion qui soudain ose dresser ses dards recourbés contre la mère des deux jumeaux immortels. Orion la protége de son corps; Latone le place au milieu des astres éclatants, «Que ton dévouement, lui dit-elle, reçoive de moi cette récompense!» [5,545] Mais pourquoi Orion et les autres astres se hâtent-ils de quitter l'horizon? Pourquoi la nuit précipite-t-elle sa carrière? Pourquoi le jour, précédé par l'étoile du matin, élève-t-il plus tôt qu'à l'ordinaire sa tête radieuse du sein de la plaine liquide? Me trompé-je? serait-ce un bruit d'armes que j'entends? Oui: c'est en effet le bruit des armes; [5,550] voici venir le dieu Mars! c'est le signal des batailles qui nous annonce sa présence. Dieu vengeur, il descend des cieux pour assister lui-même à ses fêtes, dans ce temple que l'on voit s'élever au milieu du forum d'Auguste; grand est le dieu, grand est le temple. Dans la ville de son fils, Mars avait droit à cette splendide demeure; [5,555] tel était le sanctuaire qui devait recevoir les trophées de la guerre des géants; c'est de là que Gradivus doit s'élancer aux combats terribles, soit qu'un peuple impie nous provoque à l'Orient, soit qu'aux lieux où le soleil se couche une nation rebelle demande à être domptée. Le dieu de la guerre jette un coup d'oeil sur les rebords élevés de la toiture du temple; [5,560] il aime à y voir debout les statues des dieux invaincus; il contemple, sur les portes, des traits de formes différentes, et les armes des peuples soumis par les soldats. Ici c'est Énée, chargé de son fardeau sacré, et tant d'aïeux de l'illustre famille des Jules; [5,565] là c'est le fils d'Ilia, portant sur ses épaules l'armure d'un chef ennemi. Sous les statues de chaque héros, on a retracé ses actions glorieuses. Il lit aussi le nom d'Auguste, écrit sur le fronton du temple, et, à l'aspect du nom de César, le monument lui semble plus imposant. Jeune, il avait fait ce voeu, quand il prit les armes pour une guerre pieuse; [5,570] le début même d'une si haute destinée devait avoir ce caractère de grandeur; les mains levées vers le ciel, et en présence des deux armées, l'une commandée par les conjurés, l'autre attachée à la bonne cause, il prononça ces mots: «S'il est vrai que la mort seule d'un père, d'un prêtre de Vesta m'amène sur le champ de bataille pour venger cette majesté deux fois sacrée, [5,575] assiste-nous, ô dieu Mars! que nos épées s'abreuvent d'un sang criminel, et que le parti de la justice soit assuré de ton appui. Je te voue un temple, et, si je remporte la victoire, tu recevras le surnom de Vengeur.» Il dit; les ennemis sont dispersés, et il revient en triomphe. Mais ce n'est pas assez que Mars ait mérité une fois son nom, [5,580] César veut reconquérir les enseignes restées entre les mains des Parthes. C'est un peuple protégé par d'immenses plaines, par ses chevaux, ses flèches; les fleuves dont il est entouré lui servent de barrières et de remparts; son audace s'est accrue depuis les désastres de Crassus où il a vu périr soldats et général, où les enseignes sont tombées en son pouvoir; [5,585] les enseignes romaines, l'orgueil de nos légions, étaient au pouvoir des Parthes; l'aigle romaine était portée par la main d'un ennemi. Cette honte durerait encore si l'empire d'Ausonie n'eût été protégé par les redoutables armes de César; il lava cette tache, il vengea ce vieil affront; [5,590] les enseignes reconquises reconnurent leurs soldats. O Parthe! à quoi t-ont servi ces flèches que tu sais lancer en fuyant, et ces déserts et ces coursiers rapides? Tu rapportes nos aigles, tu rends aussi tes arcs impuissants; tu n'as plus aucun gage de nos tristes revers! [5,595] Au dieu, deux fois vengeur un temple est solennellement consacré sous ce nom même; de justes honneurs acquittent la dette de César. Célébrez en grande pompe, ô Romains, les jeux du cirque; ceux de la scène n'ont pas paru convenables pour fêter le dieu des combats. Vous apercevrez toutes les Pléiades, vous compterez toutes ces soeurs, [5,600] quand il ne restera plus qu'une nuit avant les ides; alors commence l'été, si j'en crois des autorités certaines; alors finit la tiède saison du printemps. La nuit qui précède les ides nous montre la tête étoilée du Taureau. On sait les traditions que cette constellation rappelle. [5,605] Jupiter autrefois se changea en taureau pour enlever sur sa croupe une jeune fille de Tyr; son front déguisé s'arma de cornes menaçantes. D'une main la jeune fille a saisi le cou de l'animal, de l'autre elle retient ses vêtements; sa crainte même la rend plus belle; le vent soulève les plis de sa robe; le vent se joue dans sa blonde chevelure; [5,610] c'était ainsi, fille de Sidon, que tu devais appartenir à Jupiter. Souvent elle s'efforce de ne point toucher la mer de ses pieds délicats; elle a peur qu'une vague ne vienne l'atteindre. Souvent le dieu enfonce à dessein sa croupe dans les ondes, pour qu'elle s'attache plus étroitement à son cou. [5,615] En descendant sur le rivage, les cornes de Jupiter ont disparu; le taureau est redevenu un dieu. Le taureau est placé dans le ciel; fille de Sidon, Jupiter te rend mère, et tu donnes ton nom à l'une des trois parties du monde. D'autres prétendent que ce signe est la génisse de Paros, [5,620] de femme devenue génisse et de génisse déesse. C'est aussi à cette époque que la vestale précipite du pont de bois, suivant l'usage, les simulacres en jonc des anciens hommes. Dire que nos aïeux avaient coutume de mettre à mort tous ceux qui avaient accompli leur soixantième année, c'est les accuser d'un crime barbare. [5,625] Voici l'antique tradition: lorsque cette contrée s'appela Saturnie, le dieu des oracles prononça ces paroles: «Peuples, sacrifiez deux hommes au vieillard qui porte la faux, et que les eaux du Tibre reçoivent leurs corps.» Jusqu'à la venue du héros de Tirynthe, chaque année, [5,630] comme à Leucade, on vit s'accomplir ce cruel sacrifice. Mais lui, ce fut des Romains de paille qu'il fit précipiter dans les flots; et depuis Hercule, on n'y jette également que des simulacres de victimes. Quelques-uns pensent que les jeunes gens, voulant seuls jouir du droit de suffrage, précipitèrent des ponts les faibles vieillards. [5,635] «Tibre, apprends-moi la vérité; ta rive est plus ancienne que la ville; tu dois bien connaître l'origine de cette cérémonie.» Le Tibre sort de son lit; il lève sa tête couronnée de roseaux, et, d'une, voix rauque, il prononce ces paroles: «J'ai vu ces lieux sans remparts; ce n'étaient que des pâturages déserts; [5,640] quelques boeufs paissaient çà et là sur le rivage. Ce Tibre, qu'aujourd'hui les nations connaissent et redoutent, était alors dédaigné même parles troupeaux. Tu as souvent entendu le nom d'Évandre l'Arcadien; il vint, étranger, fendre mes flot de ses rames. [5,645] Alcide vint aussi, accompagné de jeunes Grecs; je portais alors, s'il m'en souvient, le nom d'Albula. Le héros de Pallantée donne l'hospitalité au dieu, et Cacus reçoit enfin le châtiment dû à ses crimes. Le vainqueur part; il emmène avec lui ses boeufs, conquête de l'île d'Érythée; [5,650] mais ses compagnons refusent d'aller plus loin. Une partie d'entre eux avait quitté Argos, pour le suivre; il fixe au pied de ces collines leurs pénates et leurs espérances. Cependant l'amour de la patrie se réveille dans leur coeur; un d'eux, en mourant, donne cet ordre en peu de mots: [5,655] «Jetez-moi dans le Tibre; et puissé-je, porté par les eaux, déposer une froide dépouille sur les rives de l'Inachus!» Mais l'héritier se refuse à donner cette sépulture qu'on lui demande, et I'étranger, à sa mort, est confié à la terre d'Ausonie. À sa place, on jette dans le Tibre une figure de jonc, [5,660] pour qu'elle retourne vers la patrie grecque, à travers l'immensité des mers.» Ici le fleuve se tut, et comme il rentrait sous les voûtes humides du rocher où il demeure, les ondes légères suspendirent leur cours. Viens m'inspirer, illustre descendant d'Atlas, toi que jadis une Pléiade, sur les montagnes d'Arcadie, donna pour fils à Jupiter; [5,665] arbitre de la paix et de la guerre entre les dieux célestes et les dieux infernaux, toi dont les pieds ailés fendent l'air; toi, qui te plais aux accords de la lyre, et aux étreintes glissantes de la palestre, toi dont les hommes ont appris l'art de I'éloquence. Aux ides de ce mois, le sénat t'a dédié le temple qui regarde le cirque, [5,670] et depuis lors ce jour t'appartient. Tous ceux dont la profession est de vendre des marchandises t'offrent de l'encens, et te prient de favoriser leur trafic. Auprès de la porte Capène est la fontaine de Mercure, douée de puissantes vertus, si l'on en croit ceux qui en ont éprouvé le bienfait. [5,675] Là vient le marchand à la tunique ceinte; il s'est purifié, il a parfumé son urne, et il emporte l'eau qu'il a puisée. Dans cette eau il plonge une branche de laurier, et avec cette branche il asperge tous les objets qui attendent de nouveaux maîtres. Lui-même, il humecte ses cheveux des gouttes de cette rosée; [5,680] et, d'une voix accoutumée à tromper, il prononce cette prière: «Efface mes parjures de la veille, efface mes mensonges du temps passé. Soit que je t'aie pris à témoin, soit qu'à l'appui d'une imposture j'aie invoqué le grand nom de Jupiter, qui ne devait pas m'entendre, [5,685] soit que j'aie rendu sciemment complices de mes fraudes tel dieu ou telle déesse, puissent les vents légers emporter mes paroles coupables! Grâce aussi pour mes parjures à venir; s'il en échappe à ma bouche, puissent les dieux n'en avoir souci! Fais seulement que le gain m'arrive et la joie avec lui; fais que je m'applaudisse d'avoir dupé mon acheteur avec de belles paroles.» [5,690] À cette prière, Mercure sourit du haut des cieux, il se souvient d'avoir volé les troupeaux d'Apollon. «Quant à moi, si je t'adresse une demande plus honnête, daigne me satisfaire; à quelle époque Phébus entre-t-il dans la ligne des Jumeaux?» -- [5,695] «Quand il reste autant de jours pour finir le mois qu'il y eut de travaux d'Hercule. -- «Dis-moi, repris-je, l'origine de cette constellation, et le dieu me l'apprit de sa bouche éloquente. Les deux frères, fils de Tyndare, [5,700] l'un cavalier, l'autre lutteur, avaient enlevé Phébé et la soeur de Phébé. Idas et son frère courent aux armes pour reconquérir leurs fiancées; tous deux allaient devenir gendres de Leucippe; ceux-ci combattent pour reprendre, et ceux-là pour ne pas rendre ce qu'ils aiment; des deux côtés on en appelle à l'amour. [5,705] Les Oebalides peuvent, par la fuite, échapper à ceux qui les poursuivent; mais ils rougiraient de ne devoir la victoire qu'à la rapidité de leur course. Il est un lieu où l'on ne voit aucun arbre; c'est un champ favorable au combat; il s'appelle Aphidna; là s'arrêtent les rivaux. Castor, la poitrine traversée par le fer de Lyncée, [5,710] tombe atteint d'une blessure inattendue. Pollux vient le venger: il perce Lyncée de sa lance à l'endroit où le cou joint la tête aux épaules qui en supportent le fardeau. Idas marche à sa rencontre; il n'est qu'à peine repoussé par les feux de Jupiter; on dit que la foudre même ne peut faire tomber le fer de sa main. [5,715] Déjà, Pollux, le ciel t'ouvrait ses inaccessibles demeures, quand tu t'écriais: «Mon père, exauce mes voeux! laisse-nous partager ce céleste séjour accordé à moi seul; si je puis céder la moitié de ce bienfait, il aura plus de prix à mes yeux que si je le possède tout entier!» Il dit, et son frère lui doit aussi d'être admis dans les cieux, où ils habiteront tour à tour. [5,720] L'un et l'autre apparaissent au milieu des astres pour sauver les vaisseaux en péril. Je renvoie à Janus celui qui voudra s'instruire au sujet des Agonales; je note seulement que, dans nos Fastes, elles se représentent ici une seconde fois. La nuit suivante le chien d'Érigone se montre; l'origine de ce signe a été expliquée ailleurs. [5,725] Le jour qui succède appartient à Vulcain; c'est le jour des Tubilustria; on purifie avec l'eau lustrale les trompettes forgées par le dieu. Ensuite, je trouve quatre signes qui, lus par ordre, indiquent ou un usage du culte ou la fuite du roi. Je ne te passerai pas sous silence, [5,730] Fortune publique du peuple-roi, à qui, le jour suivant, un temple fut dédié. Dès que le soleil sera descendu dans les flots de la splendide Amphitrite, on apercevra la tête fauve de l'oiseau cher à Jupiter. La prochaine Aurore dérobe le bouvier à nos regards, et le jour suivant paraît l'astre d'Hyas. [6,0]Livre sizième. [6,1]Voici un mois encore au nom duquel, on attribue diverses origines; vous choisirez à votre gré, quand je les aurai toutes exposées. Ce sont des faits que vous allez entendre; mais plus d'un va m'accuser d'inventer à loisir, et prétendre que jamais les divinités ne se sont révélées à l'oeil d'un mortel. [6,5] Pourtant il est un dieu en nous; il nous agite, il nous échauffe; nos transports attestent la présence d'un esprit divin. À moi surtout, plus qu'à personne, il a pu être donné de contempler la face des dieux, et parce que je suis poète, et parce que leur culte est l'objet de mes chants. Il est un bois épais, [6,10] retraite silencieuse, où l'on n'entend que le murmure des eaux. Là j'étais allé méditer sur le mois qui nous occupe, et son nom absorbait toutes mes pensées. Soudain j'aperçois des déesses, non celles qui apparurent au chantre de l'agriculture, quand il pressait ses brebis dans les plaines d'Ascra, [6,15] ni celles que jugea le fils de Priam dans les humides vallées de l'Ida; une de ces dernières pourtant s'y trouvait, celle qui a son frère pour époux; celle, je la reconnus, qui a sa place dans la citadelle consacrée à Jupiter. Je frémissais; ma pâleur, mon silence trahissaient mon trouble, [6,20] quand la déesse dissipe elle-même la terreur qu'elle m'inspirait: «O poète, me dit-elle, qui traces le tableau de l'année romaine, et qui n'as pas craint de chanter de si grandes choses sur un rythme léger, tu t'es acquis le droit de voir les maîtres du ciel, quand tu as entrepris de décrire leurs fêtes dans tes vers. [6,25] Je ne veux pas que tu partages l'erreur du vulgaire; je ne veux pas te laisser ignorer que ce mois s'appelle juin, parce que je m'appelle Junon. C'est quelque chose d'avoir épousé Jupiter, d'être la soeur de Jupiter; je ne sais si je dois être plus fière de ce qu'il est mon frère ou de ce qu'il est mon époux. Si l'on considère ma naissance, la première j'ai valu à Saturne le nom de père; [6,30] je suis la fille aînée de Saturne. Du nom de mon père, Rome autrefois prit le nom de Saturne; après le ciel, ce fut là son séjour. Si l'hymen donne quelques droits, je suis l'épouse du maître du tonnerre, mon temple ne fait qu'un avec celui de Jupiter Tarpéien. [6,35] Eh quoi! une concubine aura imposé son nom au mois de Mai, et l'on m'envierait le même honneur! Pourquoi donc m'appellerais-je la reine, la première des immortelles? Pourquoi aurait-on placé dans ma main droite un sceptre d'or? Les jours (lux) composeraient le mois, je porterais, à ce titre, le nom de Lucine, [6,40] et je ne pourrais donner le mien à aucun des mois de l'année? C'est alors que je regretterais d'avoir loyalement renoncé à ma colère contre la race d'Électre et la maison de Dardanus. J'avais pourtant deux justes causes pour être irritée: l'enlèvement de Ganymède, et l'échec souffert par ma beauté devant le juge de l'Ida. [6,45] Alors je regretterais d'avoir cessé de protéger la puissance de Carthage, quoiqu'elle renfermât dans l'enceinte de ses murs et mes armes et mon char; je regretterais d'avoir soumis au Latium et Sparte et Argos, et ma chère Mycènes, et l'antique Samos; ajoutez encore le vieux Tatius et les Falisques, qui m'adoraient [6,50] et que j'ai laissé subjuguer par les Romains. Mais non, point de regrets, j'aime ce peuple par-dessus tous les autres; c'est là que je veux être honorée, c'est là que je veux résider dans le même temple que mon Jupiter. «Je te confie ces remparts, m'a dit Mars lui-même; sois toute puissante dans la ville de ton petit-fils.» [6,55] Ses paroles se sont accomplies: je suis adorée sur cent autels, mais il n'est point d'honneur que je préfère à celui de nommer ce mois; ce n'est pas à Rome seulement que je l'aurai obtenu, les peuples de son voisinage ont eu pour moi la même déférence. Consulte les Fastes d'Aricie au bocage sacré, [6,60] ceux du peuple laurentin et de mon Lanuvium; là il y a un mois de Junon; vois Tibur et la cité consacrée à la déesse de Préneste, tu liras le nom de Junon dans les divisions de leur année; et pourtant ce n'est point Romulus qui les a fondées, tandis que Rome est la ville de mon petit-fils.» [6,65] Junon se tut; je levai les yeux; l'épouse d'Hercule était devant moi, la douleur peinte sur le visage. «Je ne lutterai jamais contre ma mère, dit-elle; voulût-elle me chasser de l'Olympe même, je n'y resterais pas contre son gré. Je ne viens donc point lui disputer le nom de ce mois; [6,70] humble et modeste, je parlerai presque en suppliante; je veux obtenir par les prières plus que par mon bon droit, et peut-être ma cause te semblera aussi la meilleure. Ma mère a sa part d'un temple sur le Capitole, où s'accumulent tant de riches offrandes. Elle règne sur ces sommets sacrés, ainsi qu'il est juste, aux côtés de Jupiter. [6,75] Quant à moi, toute ma gloire, c'est d'avoir donné un nom à ce mois; c'est le seul honneur que j'aie à défendre. Qui pourrait s'offenser de ce que les Romains, de ce que la postérité reconnaissante, mettent un des mois de l'année sous le patronage de l'épouse d'Hercule? J'ai droit d'attendre quelques honneurs en cette contrée, si elle se souvient du héros [6,80] qui fut mon époux. Ici furent amenés par lui les troupeaux qu'il avait enlevés; ici Cacus, ne trouvant dans les flammes, dans l'élément paternel, qu'une arme impuissante teignit de son sang le sol de l'Aventin; plus récemment, Romulus divise ses sujets selon le nombre des années, et les partage en deux classes: [6,85] l'une appelée à délibérer, l'autre à combattre; à tel âge, on opinera sur la guerre; à tel autre, on la fera; telle est sa volonté. La même distinction, il l'applique aux mois de l'année; Juin est le mois des jeunes gens, celui qui précède est le mois des vieillards.» Elle dit, et la rivalité allait éclater en querelles, [6,90] les affections pieuses allaient faire place à l'aveugle colère, quand survint la Concorde, sa longue chevelure retenue sous un rameau du laurier d'Apollon; la Concorde, divinité d'un chef pacifique qui lui a élevé un sanctuaire. Après avoir rappelé Tatius, et le courageux Quirinus, l'union des deux nations et des deux royaumes, [6,95] les gendres et les beaux-pères s'asseyant au même foyer, «C'est de cette conjonction, dit-elle, que juin a tiré son nom.» Voilà donc trois explications diverses; mais, ô déesses, pardonnez au poète, ce n'est pas à lui de prononcer entre vous. Que ma sentence laisse vos droits égaux et indécis; celui qui adjugea le prix de la beauté causa la ruine de Pergame; [6,100] on a plus à craindre du courroux de deux déesses qu'à espérer de la faveur d'une seule. Le premier jour t'est consacré, Carna. C'est la déesse des gonds; elle ouvre ce qui est fermé, elle ferme ce qui est ouvert; tels sont les attributs de sa divinité. De qui tient-elle ce pouvoir? La nuit des temps semblerait nous le cacher; mais les doutes seront dissipés par mes vers. [6,105] Non loin des bords du Tibre s'élève l'antique bois d'Helernus, où les pontifes vont encore aujourd'hui offrir des sacrifices. Là naquit une nymphe appelée Craniè par nos ancêtres; de nombreux amants la recherchaient, et tous avaient été refusés. Elle parcourait les campagnes, chassait les bêtes fauves, le javelot à la main, [6,110] ou étendait ses filets aux mailles noueuses à l'entrée des vallées profondes. Elle ne portait pas le carquois; cependant on la prenait pour la soeur de Phébus, et ce n'était pas te faire injure, ô Phébé. Si quelque jeune amant lui adressait des paroles passionnées, elle répondait aussitôt: [6,115] «Il y a trop de jour ici, et le jour est pour beaucoup dans la pudeur; conduisez-moi vers quelque grotte retirée, je vous suivrai.» L'amant crédule pénètre dans les profondeurs d'un antre; la nymphe rencontre des buissons, elle s'arrête, s'y cache; on la cherche, elle a disparu. Janus la voit; à sa vue, il s'enflamme; [6,120] il essaie par de douces paroles d'attendrir cette inflexible beauté: la nymphe, suivant sa coutume, le prie de trouver un asile solitaire; elle feint de le suivre, de l'accompagner; mais bientôt le guide est seul; on vient de l'abandonner. Mais c'est en vain, ô insensée! Janus ne voit-il pas ce qui se passe derrière lui? Il sait déjà où tu es cachée. [6,125] C'est en vain, te dis-je, car sous la roche où tu te réfugies, il te serre dans ses bras, il te possède et s'écrie: «Pour prix de tes faveurs, pour prix de ta virginité perdue, je soumets les gonds à ton pouvoir.» Et à ces mots, [6,130] il lui donne une branche d'aubépine, pour écarter des portes toute funeste aventure. Il existe des oiseaux voraces, non ceux qui se jouaient de la faim de Phinée, mais une race descendue de celle-là, à la tête énorme, aux yeux fixes, au bec aiguisé pour la rapine; leurs plumes sont blanches, et leurs serres crochues. [6,135] On dit qu'ils déchirent avec leur bec les entrailles qui ne se sont encore nourries que de lait, et qu'ils aiment à s'enivrer de sang. On les nomme striges, [6,140] à cause du cri sinistre dont ils épouvantent la nuit. Ces oiseaux donc, soit qu'ils se reproduisent entre eux, soit qu'un charme puissant les crée, et qu'on ne doive y voir que de vieilles femmes, métamorphosées par un chant marse, viennent s'abattre sur le berceau de Procas. L'enfant, né seulement depuis cinq jours, offrait à leurs appétits féroces une proie succulente; [6,145] leurs langues avides épuisent cette tendre poitrine; l'infortunée victime ne peut implorer du secours que par ses vagissements; la nourrice effrayée accourt à cette voix qui l'appelle, et trouve son nourrisson les joues déchirées par des serres acérées. Que faire? Son visage avait la couleur [6,150] que prennent les feuilles qui tardent à tomber et que flétrit le retour de l'hiver. Elle court vers Craniè et l'instruit de ce malheur: «Bannis tes craintes, lui dit la nymphe, celui que tu nourris sera sauvé.» Elle vient près du berceau; le père, la mère fondaient en larmes. «Ne pleurez point, dit-elle, je le guérirai moi-même.» [6,155] Aussitôt, à trois reprises, elle touche les portes avec une branche d'arbousier; trois fois, avec cette branche, elle touche aussi le seuil; à l'entrée de la maison, elle répand une eau douée de vertus puissantes, et tenant à la main les entrailles crues d'une truie de deux mois: «Épargnez, dit-elle, oiseaux de la nuit, les entrailles de cet enfant; [6,160] qu'une victime, jeune aussi, vous tienne lieu de cette jeune victime; prenez, je vous prie, coeur pour coeur, fibre pour fibre; nous vous abandonnons cette existence, pour en sauver une plus précieuse.» Après cette offrande, elle expose en plein air les entrailles dépecées, et défend à ceux qui assistaient au sacrifice d'y porter leurs regards; [6,165] puis elle pose le rameau d'aubépine, présent de Janus, près de la petite fenêtre qui donne du jour au berceau. On dit que, depuis, les oiseaux ne vinrent plus assaillir le lit de l'enfant, et que de fraîches couleurs brillèrent de nouveau sur son visage. Vous me demanderez pourquoi, à ces calendes, le lard gras est servi sur nos tables, [6,170] ainsi qu'un mélange bouillant de farine et de fèves. Carna est une déesse antique, elle ne veut rien changer à ses anciens aliments; elle s'abstient de ces mets que le luxe a été depuis chercher jusque dans les contrées étrangères. Le peuple alors laissait nager les poissons sans tendre de pièges; l'huître était en sûreté dans sa coquille. [6,175] Le Latium ne connaissait pas l'oiseau de la riche Ionie, ni celui qui savoure le sang du Pygmée. On n'aimait du paon que son plumage; aucune terre ne nous avait envoyé en tribut ses animaux captifs. La chair du porc était un régal; on tuait un porc aux jours de fêtes; [6,180] les fèves, les durs épis du froment, étaient le seul produit du sol; on prétend que celui qui, aux sixièmes calendes, se nourrit de ce mélange, est à l'abri de toute douleur d'entrailles. C'est encore en ce jour, dit-on, que d'après ton voeu, ô Camille, un temple fut élevé sur le sommet du Capitole à Junon Monéta. [6,185] Là était auparavant la maison de Manlius, qui défendit Jupiter Capitolin contre l'épée des Gaulois. O puissant Jupiter, qu'il eût mieux valu pour lui périr en ce jour où il combattit pour ton trône! Il a vécu pour aspirer à la royauté et payer de sa tête cette coupable pensée; [6,190] telle était la gloire que lui réservait la vieillesse. Le même jour encore est consacré à Mars. De la porte Capène, on voit son temple, situé hors des murs, sur la voie Tecta. Et toi aussi, Tempête, nous reconnaissons que tu as mérité le temple qui te fut dédié quand notre flotte faillit être engloutie dans les eaux de la Corse. [6,195] Tels sont les souvenirs que j'avais à signaler sur la terre. Si nous levons les yeux vers le ciel nous voyons apparaître l'Aigle aux serres crochues, le rapide oiseau du grand Jupiter. Le jour suivant appelle les Hyades, qui brillent au front cornu du taureau: des pluies abondantes humectent la terre. Quand le matin sera venu deux fois, quand deux fois Phébus sera sorti de la mer, [6,200] quand les gouttes de la rosée auront mouillé deux fois la tige des blés, ce sera le jour où fut consacré le temple de Bellone pendant la guerre de Toscane; toujours cette déesse protège le Latium. Ce fut un voeu d'Appius; et quand il refusa la paix à Pyrrhus, si les yeux du vieillard étaient fermés au jour, la sagesse du moins éclairait son esprit d'une vive lumière. [6,205] Au-devant du temple, il est une place peu spacieuse d'où l'on aperçoit l'extrémité du Cirque; là s'élève une colonne, petite, mais d'un grand renom, d'où la main du fécial lance le javelot précurseur de la guerre, quand on a décidé de prendre les armes contre les rois et les nations. L'autre partie du Cirque est gardée par Hercule; [6,210] c'est l'oracle d'Eubée qui lui a conféré ce ministère: il en fut investi le jour qui précède les nones. Si vous jetez les yeux sur l'inscription du monument, vous verrez que les travaux en furent approuvés par Sylla. Je me demandais à qui les nones étaient dédiées, à Sancus, ou à Fidius? ou à toi, père Semo? Sancus me parla ainsi: [6,215] «Quel que soit celui des trois que tu choisisses, c'est à moi qu'en reviendra toujours l'honneur; je porte ces trois noms: ainsi l'ont voulu les habitants de Cures.» C'est donc à ce dieu que les Sabins ont dédié un temple construit sur le sommet du Quirinal. J'ai une fille, et puisse sa vie se prolonger au-delà du terme de la mienne! [6,220] Je serai heureux tant que les dieux me la conserveront. Quand je voulus la confier à un gendre, je m'informai des temps où il convient d'allumer les flambeaux d'hymen, et de ceux où il faut s'en abstenir. Selon ce que j'appris alors, Juin, après les ides sacrées, est propice à l'épouse, propice à l'époux; [6,225] mais la première partie du mois est funeste à la couche nuptiale; et telles furent les paroles mêmes de l'épouse sacrée du flamine Diale: «Jusqu'à ce que le Tibre paisible ait emporté à la mer, dans ses flots jaunissants, les souillures rejetées du sanctuaire de la troyenne Vesta, il ne m'est pas permis de passer le buis dans ma chevelure, dont les boucles ont été retranchées, [6,230] ni de tailler mes ongles avec le fer, ni de m'approcher de mon époux, quoiqu'il soit prêtre de Jupiter, et que des liens indissolubles m'attachent à lui. Ainsi, garde-toi de te hâter; ta fille se mariera sous de plus heureux auspices, lorsque la flamme renouvelée de Vesta brillera au sein de son temple purifié.» [6,235] On dit qu'à son troisième lever après les nones, Phébé chasse le petit-fils de Lycaon: l'Ourse, en regardant derrière elle, ne voit plus le trait qui la menaçait. Alors il me souvient d'avoir assisté à des jeux célébrés sur les gazons du champ de Mars; j'ai appris que c'était en ton honneur, Tibre aux vagues ondoyantes. C'est un jour de fête pour ceux qui traînent les filets humides [6,240] et recouvrent d'une amorce légère le fer recourbé du hameçon. La Raison a son culte aussi, et c'est la terreur inspirée par tes armes, perfide Carthaginois, qui autrefois lui fit consacrer un temple. Tu avais recommencé la guerre; le consul avait péri; tous, effrayés par cette mort, tremblaient à l'approche de l'armée africaine. [6,245] La crainte avait banni l'espérance; le sénat fit un voeu à la Raison, et aussitôt il en reçut des inspirations plus sages. Six jours séparent des ides celui où fut accomplie la promesse faite à la déesse. Vesta, sois-moi propice; c'est toi, c'est ton culte que je vais chanter, [6,250] si toutefois il m'est permis d'approcher de ton sanctuaire. J'achevais à peine cette pieuse prière que je m'aperçus de la présence de la divinité; la terre, autour de moi, s'embellit et s'éclaira d'une vive lumière. Je ne te vis pas, il est vrai, ô déesse; loin de moi les poétiques mensonges! il n'était pas permis à un homme de porter sur toi ses regards; [6,255] mais ce que je ne savais pas, et ce que je savais mal, me fut révélé soudain sans que j'eusse recours à personne. On raconte que Rome avait quarante fois célébré les Parilies, quand la déesse qui préside au feu sacré fut reçue dans un temple; ce fut l'oeuvre d'un roi pacifique, [6,260] le mortel le plus soumis aux dieux qui fût né jusque-là au pays des Sabins. Ce toit que vous voyez, d'airain aujourd'hui, alors vous l'eussiez vu de chaume; des branches d'osier flexible, entrelacées ensemble, en formaient les murs. Sur cet espace étroit qui porte le parvis de Vesta, s'élevait autrefois la demeure auguste de Numa à la longue chevelure; [6,265] on dit cependant que la forme du temple a été conservée telle qu'elle était alors, et cette forme tient à des raisons que je vais exposer. Vesta est la même que la terre; l'une comme l'autre entretient un feu éternel; la terre et le foyer sacré nous indiquent, par leur aspect même, la présence de Vesta. La terre, semblable à une balle de paume, se soutient sans appui, [6,270] quoique si pesante, au milieu de l'air qui l'environne. Arrondie en globe, cette rotondité même la fait rester en balance. Point d'angle qui permette de contact avec aucun des points de sa surface; ainsi, elle est suspendue au milieu de l'univers, sans être plus ou moins voisine d'aucune des parties dont il se compose. [6,275] Si elle n'était point ronde, elle se trouverait plus près de quelqu'une de ces parties, et alors la masse de la terre serait déplacée du point qu'elle occupe au centre de toutes choses. Dans la citadelle de Syracuse, il est un globe suspendu au milieu d'un air sans issue: image en petit de l'immense univers. On y voit la terre aussi éloignée des parties inférieures que des parties supérieures; [6,280] c'est sa forme ronde qui la fixe dans cette position. Tel est aussi l'aspect que présente le temple de Vesta; l'oeil y chercherait en vain la saillie de quelque angle, et un dôme la met à l'abri des eaux de la pluie. Vous demandez pourquoi la déesse veut des vierges pour ministres de ses autels? Ici encore je vous ferai connaître la vérité. [6,285] On dit que Saturne rendit d'abord Ops mère de Junon et de Cérès; Vesta naquit la troisième; les deux premières devinrent épouses, et enfantèrent à leur tour; une des trois refusa seule de se livrer aux embrassements d'un époux. Faut-il s'étonner si, vierge elle-même, elle veut des vierges pour prêtresses, [6,290] ne confiant qu'à de chastes mains le soin de son sanctuaire? Qu'est-ce en outre que Vesta, sinon la flamme ardente? or, la flamme n'a jamais rien engendré; c'est donc à bon droit qu'elle est vierge, et qu'elle s'entoure de compagnes vierges aussi, celle qui ne donne et ne reçoit aucun germe de vie. [6,295] J'ai cru longtemps, dans mon ignorance, qu'il existait des statues de Vesta; j'ai appris naguère que le dôme de son temple n'en abritait aucune; là seulement se conserve un feu qu'on ne laisse jamais éteindre; mais il n'est point d'images qui représentent ni le feu ni Vesta. La terre se soutient par sa propre force; de là lui vient le nom de Vesta (vi stare), [6,300] et on peut supposer que son nom a la même origine dans la langue grecque; quant au foyer, il a été ainsi appelé à cause des flammes, et parce qu'il échauffe tout. Autrefois il avait sa place dans les parties antérieures de la maison; de là, selon moi, serait venu le nom de vestibule; de là ces paroles, dans les prières que nous adressons à Vesta: «O toi qui occupes la première place...» [6,305] Autrefois c'était l'usage de s'asseoir ensemble, sur de longs bancs, devant le foyer. On croyait que les dieux, pendant le repas, étaient présents; et maintenant encore, quand on célèbre les fêtes de l'antique Vacuna, on se tient, soit debout, soit assis, devant le foyer de cette déesse. Quelque chose du vieil usage s'est conservé jusqu'à nos jours; [6,310] on présente à Vesta, sur un plat purifié avec soin, les mets dont on lui fait offrande. Mais voici les ânesses portant à leur cou des pains en guirlande; les meules raboteuses sont cachées sous des couronnes de fleurs. Autrefois les cultivateurs ne se servaient des fours que pour torréfier le froment; aussi la déesse Fornax eut-elle ses fêtes. [6,315] Quant au pain, placé sous la cendre, c'était au foyer même qu'on le faisait cuire; quelques morceaux de tuile recouvraient l'âtre brûlant. C'est pour cela que le boulanger, et l'ânesse même qui tourne les meules de pierre ponce, célèbrent la fête du foyer et de la divinité qui le protège. Dois -je taire ou raconter ta honte, Priape au visage rubicond? [6,320] L'aventure ne manque pas de sel. Cybèle, qui porte au front une couronne de tours, convie à ses fêtes les dieux éternels; elle invite aussi les satyres et les nymphes, divinités champêtres; Silène y vint aussi, quoique personne ne l'en eût prié. [6,325] Il ne m'appartient pas et il serait trop long d'ailleurs de raconter ce festin des dieux. D'abondantes libations charmèrent les heures de la nuit; les uns errent au hasard dans les sombres vallons de l'Ida; d'autres se reposent étendus sur le doux gazon; d'autres jouent, d'autres se sont endormis; quelques-uns, les bras entrelacés, [6,330] frappent en cadence et d'un pied léger la terre parée de verdure. Vesta, couchée, se livre en sécurité aux douceurs du sommeil, appuyant négligemment sa tête sur un banc de gazon. Le rubicond gardien des jardins, qui convoite nymphes et déesses, va rôdant de toutes parts. [6,335] Il aperçoit Vesta; la prit-il pour une nymphe, ou reconnut-il Vesta? on ne sait. Priape affirme ne pas l'avoir reconnue. Un désir lubrique s'éveille en lui; le voilà qui s'approche furtivement; son pied touche à peine la terre; son coeur bat avec violence. Le hasard voulut que l'âne qu'avait amené le vieux Silène [6,340] eût été laissé sur les bords d'un ruisseau murmurant. Déjà le dieu du long Hellespont allait en venir à ses fins, quand, bien mal à propos, l'animal se mit à braire. À cette voix retentissante, la déesse se réveille en sursaut; une foule nombreuse accourt; Priape ne se dérobe que par la fuite à des mains vengeresses. [6,345] Lampsaque a coutume d'immoler un âne à Priape; nous livrons aux flammes les entrailles de l'animal qui trahit les projets du dieu. Mais toi, déesse reconnaissante, tu suspends à son cou des guirlandes de pains; il cesse de travailler, et les meules oisives ne se font plus entendre. Je dirai pourquoi s'élève, sur la montagne consacrée au dieu du tonnerre, l'autel de Jupiter Pistor, [6,350] plus remarquable par son nom que par sa magnificence. Les farouches Gaulois menaçaient le Capitole, cerné de toutes parts; après un siège prolongé, la famine commençait à se faire sentir. Jupiter convoque les dieux près de son trône royal. «Parle le premier, dit-il à Mars.» Et celui-ci s'exprime aussitôt en ces termes: [6,355] «Qui peut donc ignorer le triste sort de mon peuple? et me faut-il encore déplorer de vive voix le malheur dont mon coeur est accablé? Si tu exiges pourtant que je dise en peu de mots et nos souffrances et notre honte, Rome est terrassée par un ennemi descendu des Alpes, [6,360] Rome à qui tu voulais soumettre toutes les nations! Déjà elle avait subjugué les peuplades qui l'entourent, et dompté les armées de l'Étrurie; elle croyait n'avoir plus qu'à poursuivre le cours de ses victoires; la voilà chassée de ses foyers. Nous avons vu périr sous la robe de pourpre, au milieu des vestibules recouverts d'airain, les nobles vieillards, blanchis dans les triomphes; [6,365] nous avons vu transporter hors du sanctuaire de la troyenne Vesta les gages sacrés de l'empire. Sans doute les Romains croient qu'il est encore des dieux; mais s'ils lèvent les yeux vers la colline où sont vos autels, vers vos temples tous assiégés et cernés par l'ennemi, alors ils sauront que la piété n'a plus rien à attendre de la protection des dieux, [6,370] et que leurs mains empressées font en vain fumer l'encens. Du moins, s'ils pouvaient courir au champ de bataille, ils prendraient les armes, et, s'ils ne pouvaient vaincre, ils sauraient mourir! Maintenant affamés, réduits à craindre une mort honteuse, enfermés sur cette montagne, ils vont succomber sous les efforts d'une multitude barbare.» [6,375] Vénus, à son tour, et Vesta, et Quirinus, décoré du bâton recourbé et de la trabée, parlèrent longuement en faveur de leur Latium. «C'est la voix de tous les dieux, répondit Jupiter, qui s'élève pour sauver ces murailles; la Gaule, vaincue, expiera son audace! Fais en sorte seulement, ô Vesta, qu'on les croie abondamment pourvus de ces vivres dont ils manquent, [6,380] et ne délaisse pas ton sanctuaire. Que l'on broie dans le mortier tout ce qui reste des présents de Cérès, et que la farine, pétrie à la main, devienne un pain solide au feu du foyer.» Il dit; la fille de Saturne obéit aux ordres de son frère. On était au milieu de la nuit; [6,385] les chefs, fatigués, s'abandonnaient au sommeil. Jupiter les réprimande, et sa bouche sacrée leur révèle ses volontés. «Levez-vous, et, du haut de la citadelle, lancez au milieu des ennemis les secours que vous tenez le plus à ne point perdre.» Les chefs se réveillent, tourmentés du sens obscur de cet oracle extraordinaire; ils se demandent quel est donc ce secours [6,390] qu'ils ne voudraient point perdre, et qu'on leur ordonne de sacrifier. Ne serait-ce point les dons de Cérès? Et ils jettent aussitôt les dons de Cérès, qui vont tomber avec bruit sur les casques et les longs boucliers, L'ennemi perd tout espoir de triompher par la famine; il se retire, et, un autel, éclatant de blancheur, est consacré à Jupiter Pistor (boulanger). [6,395] Je revenais, un jour des fêtes de Vesta, par l'endroit où la voie nouvelle se joint maintenant au Forum romain; là je vis une matrone descendre pieds nus; surpris, je m'arrêtai, gardant le silence; une vieille du voisinage s'aperçoit de mon étonnement; elle me prie de m'asseoir, [6,400] et, tout en branlant la tête, elle me parle ainsi, d'une voix cassée: «Sur l'emplacement du Forum actuel s'étendaient autrefois d'humides marais. C'était un lac où le fleuve débordé venait verser ses eaux; il portait le nom de Curtius; c'est aujourd'hui un terrain solide où les autels reposent à sec; mais c'était un lac autrefois. [6,405] Dans le Vélabre, par où se rend au Cirque le cortège des jeux, il n'y avait que des saules et de souples roseaux. Souvent on entendait ceux qui revenaient de quelque festin chanter en traversant ces ondes voisines de la ville, et lancer aux matelots les propos de l'ivresse. Le dieu Vertumne n'avait pas reçu encore, pour avoir détourné le cours du fleuve, [6,410] ce nom qui exprime si bien ses formes changeantes. Là aussi étaient un bois rempli de joncs et de roseaux, et un marécage qu'on ne pouvait aborder sans ôter sa chaussure. Les eaux stagnantes se sont retirées, le fleuve est contenu par ses rives, le sol est à sec, mais le vieil usage s'est conservé.» [6,415] Ma curiosité était satisfaite. «Adieu, lui dis-je, ô bonne vieille; puisse s'écouler doucement ce qui te reste de jour!» Ce que je vais ajouter, je le sais depuis mon enfance, Pourtant je ne veux point l'omettre ici. Ilus, le petit-fils de Dardanus, venait de construire de nouveaux remparts; [6,420] l'Asie reconnaissait encore en lui un puissant souverain. On croit que, du haut des cieux, une image de la belliqueuse Pallas descendit sur les collines de la ville d'Ilion. Je voulus m'en assurer par mes yeux; je vis le temple, et le lieu où s'élevait la statue; mais c'est tout ce qu'Ilion en a gardé; c'est Rome qui possède Pallas. [6,425] On avait consulté Apollon Sminthien; caché au fond d'un bois épais, sa voix véridique avait fait entendre cet oracle: «Conservez la déesse venue des cieux, et vous conserverez votre ville; si elle est transférée dans un autre séjour, l'empire la suivra.» Ilus veille sur ce trésor; il le dépose et l'enferme au haut de la citadelle; [6,430] le soin de la garder passe à Laomédon, qui règne après Ilus, et à Priam ensuite, qui fut moins vigilant. Ainsi tu le voulais toi-même, ô déesse, depuis le jugement qui t'avait refusé le prix de la beauté. La statue fut enlevée, dit-on, soit par le petit-fils d'Adraste, soit par Ulysse si habile aux larcins, soit enfin par le pieux Énée; [6,435] mais quelles que soient les mains qui l'ont dérobée, la statue appartient à Rome, elle est sous la sauvegarde de Vesta, qui voit tout à la lueur de son feu éternel. Quelle ne fut pas la frayeur du sénat lorsque Vesta faillit être ensevelie sous les ruines de son sanctuaire embrasé! Des feux coupables se confondent dans l'incendie avec le feu sacré; [6,440] une flamme profane se mêlait à la flamme sainte. Les prêtresses, les cheveux épars, pleuraient épouvantées; elles étaient sans force, abattues par l'excès même de la frayeur. «Du secours! s'écrie d'une voix forte Métellus, s'élançant au milieu d'elles; vous ne sauverez rien avec ces larmes; [6,445] que vos mains aillent enlever les gages de nos destinées; ce ne sont point des prières, ce sont vos propres mains qui les arracheront au péril! Malheureux que je suis! vous n'osez,» dit-il; et les voyant, incertaines, se jeter à genoux, pleines de trouble et d'effroi, il puise de l'eau, et levant les mains au ciel, «Pardonnez, [6,450] objets sacrés, s'écrie-t-il; homme, je vais pénétrer dans un sanctuaire interdit aux hommes. Si c'est un crime, que je sois seul puni pour l'avoir commis; que ce sacrilège retombe sur ma tête et que Rome n'ait point à l'expier!» Il dit, et s'élance; il enlève l'image de la déesse, qui approuve tant de dévouement; c'est à son pontife qu'elle doit d'être sauvée. [6,455] Maintenant, flammes saintes, vous brillez sans alarmes sous la protection de César; le feu brûle et brûlera toujours au foyer troyen. Sous ce pontife, aucune prêtresse ne sera accusée d'avoir souillé ses bandelettes, et ne descendra dans les entrailles de la terre. Ainsi périt celle qui a cessé d'être chaste; son tombeau, c'est le sein même de la déesse qu'elle a offensée; [6,460] car Tellus et Vesta ne sont qu'une même divinité. À pareil jour, Brutus, vainqueur des Callaïques, prit le surnom de Callaicus, et arrosa la terre d'Espagne du sang des ennemis. Mais souvent la tristesse vient se mêler à nos joies, afin que le peuple ne s'abandonne pas sans réserve à l'enivrement des fêtes triomphales. [6,465] Sur les bords de l'Euphrate, Crassus perd ses aigles, son fils, toute son armée; lui-même, le dernier, il reçoit le coup mortel. «Parthe, dit la déesse, pourquoi t'enorgueillir? tu les rendras, ces aigles, et un héros vengeur viendra te demander compte de la mort de Crassus.» Aussitôt qu'on a enlevé les guirlandes de violettes à l'animal aux longues oreilles, [6,470] et que les rudes meules broient de nouveau les grains de Cérès, on entend dire au nocher, assis près de la poupe. «Nous verrons le Dauphin quand la nuit humide aura chassé le jour.» Déjà, phrygien Tithon, tu te plains d'être abandonné de ton épouse; l'astre vigilant du matin sort des mers de l'orient. [6,475] Allez, bonnes mères, voici les Matralies, votre fête; allez offrir les gâteaux dorés à la déesse thébaine. Il est une place célèbre qui tient aux ponts et au grand Cirque; le boeuf qu'on y voit lui a donné son nom. C'est là qu'en ce jour même [6,480] Servius, dit-on, de ses mains qui portaient le sceptre, consacra un temple à Matuta, mère vénérable. Quelle est cette déesse? Pourquoi refuse-t-elle, ainsi qu'on le sait, l'entrée de son temple aux servantes? Pourquoi doit-on cuire au feu les gâteaux qui lui sont offerts? Bacchus, qui mêles à tes cheveux les feuilles du lierre et les grappes de la vigne, si cette demeure est la tienne, dirige la course de mon navire. [6,485] Jupiter avait cédé à la prière de Sémélé, et Sémélé avait péri dans les flammes; enfant, tu es confié aux mains d'Ino, elle te nourrit, t'environne de soins vigilants. Junon s'irrite de lui voir élever le fils qui a survécu à sa rivale; mais ce fils était pour Ino le sang même d'une soeur. Voici qu'Athamas est tourmenté par les furies, obsédé par un fantôme trompeur; [6,490] tu tombes, jeune Léarque, sous la main d'un père. La mère affligée avait donné la sépulture aux mânes de Léarque, et accompli tous les devoirs funèbres auprès de ce triste bûcher; elle s'élance aussitôt, sans réparer le désordre que sa main égarée vient de porter dans ses cheveux; elle va, ô Mélicerte, te saisir dans ton berceau. [6,495] Il est un espace étroit, barrière où se brisent deux mers, langue de terre battue des deux côtés par les flots. C'est là qu'elle court, serrant son fils entre ses bras d'une étreinte désespérée, et de la plus haute cime elle se précipite avec lui au sein des ondes. Ils tombent sans blessure; Panope et les cent nymphes ses soeurs les reçoivent [6,500] et les portent sans secousse à travers leur humide empire. Celle qui plus tard devait s'appeler Leucothoé, l'enfant qui devait s'appeler Palémon, arrivent vers l'embouchure du Tibre aux nombreux tourbillons. Là s'élevait un bois; on ne sait s'il portait le nom de Sémélé ou de Stimula; c'était la demeure des Ménades ausoniennes: [6,505] Ino leur demande quelle nation habite ces lieux; elle apprend que ce sont des Arcadiens, et qu'Évandre est le souverain du pays. Cependant la fille de Saturne, sans se faire connaître pour déesse, excite les bacchantes du Latium par de perfides mensonges: «O coeurs trop faciles à surprendre, et déjà trompés! [6,510] Cette étrangère n'est point une amie qui vient se mêler à nos choeurs. Elle a recours à la ruse pour arriver à connaître nos rites sacrés. Que l'enfant qui l'accompagne nous réponde de ses desseins sacrilèges.» À peine elle finissait, les Thyades, les cheveux épars sur leurs épaules, remplissent l'air de hurlements, [6,515] agitent leurs mains menaçantes et s'efforcent d'arracher l'enfant à sa mère. Celle-ci appelle à son secours des divinités qu'elle ne connaît pas encore; dieux de ces contrées, s'écrie-t-elle, et vous qui les habitez, secourez une mère infortunée. Ses cris vont retentir jusque dans les rochers de l'Aventin, qui s'élève à peu de distance. Le héros du mont Oeta avait conduit sur ce rivage les troupeaux ravis en Ibérie; [6,520] il entend cette voix, et s'empresse d'accourir. À l'arrivée d'Hercule, ces femmes, qui allaient s'abandonner à une violence furieuse, fuient honteusement. Que cherches-tu, ô soeur de la mère de Bacchus? (car il l'avait reconnue); serait-ce la même divinité qui nous persécute tous deux? [6,525] Ino l'instruit d'une partie de ses malheurs, mais il en est qu'elle n'ose révéler en présence de son fils; elle a honte de s'être laissée aller à un crime où l'ont poussée les furies. Cependant la renommée, agitant ses ailes rapides, vole, et déjà, Ino, mille bouches ont répété ton nom. On raconte qu'alors tu reçus l'hospitalité sous le toit protecteur de Carmenta, [6,530] et que là tu apaisas ta longue faim. On dit que la prêtresse tégéenne te présenta des gâteaux pétris à la hâte de ses mains, cuits au feu, soudain rallumé dans son foyer. Aujourd'hui encore, aux fêtes des Matralies, les gâteaux sont une offrande agréable à la déesse; des mets apprêtés avec art lui auraient moins plu que ce présent rustique. [6,535] «Maintenant, dit-elle, ô prêtresse inspirée, révèle-moi, autant qu'il t'est permis, mes destinées à venir; ajoute, je te prie, ce bienfait à celui de l'hospitalité.» Aussitôt Carmenta évoque en son sein tout ce qu'elle a de divin, tout ce qu'elle tient des cieux; et bientôt elle est possédée tout entière du dieu qui l'inspire: à peine est-elle semblable à elle-même, après ce changement soudain, [6,540] tant elle est devenue et plus sainte et plus grande! «Que mes paroles apportent la joie! Ino, dit-elle, sois heureuse, tes épreuves sont finies; sois toujours propice à cette nation. Tu seras une divinité de la mer; la mer aussi sera le séjour de ton fils. Changez de nom au milieu de ces eaux qui vont vous recevoir. [6,545] Les Grecs t'appelleront Leucothoé, et nos peuples Matuta; ton fils aura sur nos ports une autorité souveraine. Palémon est son nom dans votre langue; il prendra ici le nom de Portunus. Allez et soyez tous deux, je vous prie, génies protecteurs de nos contrées.» Tous deux ont consenti, tous deux s'engagent par une promesse solennelle; ils cessent de souffrir; [6,550] leurs noms sont changés; l'un est devenu un dieu, et l'autre une déesse. Mais vous demandez quel est le motif qui lui fait repousser les servantes? la haine; et la cause de cette haine, je la dirai, si elle le permet. Une des femmes qui te servaient, ô fille de Cadmus, s'était livrée plus d'une fois aux embrassements de ton époux; [6,555] elle était aimée en secret de l'infidèle Athamas; elle lui révèle que les laboureurs reçoivent des semailles desséchées par le feu. Ino refuse de l'avouer, mais la renommée l'accuse, voilà pourquoi les servantes sont l'objet de son aversion. Cependant, que la tendre mère n'invoque pas cette déesse pour ses propres enfants; [6,560] elle-même fut une mère si malheureuse! Ce sera sous de plus heureux auspices que les enfants d'une autre mère lui seront recommandés; elle fut plus utile à Bacchus qu'aux fruits mêmes de son hyménée. C'est elle, dit-on, ô Rutilius, qui t'adressa ces parole. «Où cours-tu, consul? tu tomberas, le jour de ma fête, sous les coups du Marse ennemi!». [6,565] La fatale prédiction s'accomplit, et l'on vit le fleuve Tolène rouler des ondes rougies de sang. L'année suivante, au retour de la même aurore, la mort de Didius est un nouveau triomphe pour nos ennemis. Le même roi te consacre le même jour, ô Fortune, et te donne un temple en ce même lieu. [6,570] Mais dans l'enceinte même de l'édifice, quel est celui que nous cachent des toges amoncelées? C'est Servius; tous le savent; mais pourquoi est-il caché? Sur ce point, les esprits se partagent, et moi-même je reste incertain. Serait-ce que la déesse n'ose avouer qu'à demi ses furtives amours et rougit d'avoir accordé à un mortel les faveurs d'une habitante des cieux? [6,575] Elle brûla en effet pour ce roi de la plus ardente passion; ce fut le seul homme pour lequel elle ne fut point aveugle. La nuit elle avait coutume de s'introduire dans le palais par une étroite fenêtre; d'où est venu le nom de la porte Fenestella. Elle a honte maintenant, et couvre d'un voile ces traits qu'elle a chéris; [6,580] c'est à peine assez de plusieurs toges pour dérober cette tête royale à nos regards. Serait-il plus vrai de dire qu'après les funérailles de Tullius, le peuple, au désespoir d'avoir perdu ce prince ami de la paix, ne gardant aucune mesure dans son affliction, et la sentant renaître à l'aspect seul de son image, il fallut la couvrir sous un amas de vêtements? [6,585] La troisième cause qui me reste à chanter semble m'ouvrir une plus vaste carrière; pourtant il est des bornes que mes coursiers contenus par les rênes ne franchiront pas. Tullia, dont le nouvel hymen n'a pu s'accomplir que par un crime, excite sans relâche par ses discours l'ambition de son époux. «Était-ce donc pour vivre dans le respect de tous les devoirs, que nous avons uni ceux qui étaient dignes l'un de l'autre, [6,590] en égorgeant toi ma soeur, moi ton frère? Il fallait laisser la vie à ton épouse, à mon époux, si notre main ne devait pas frapper plus haut! Que la tête et le trône de mon père soient mon présent nuptial; si tu es un homme, va, prends la dot que je t'annonce. [6,595] Le crime est un acte de roi, deviens roi par le meurtre de ton beau-père, et que nos mains soient arrosées par le sang paternel.» Excité par de tels discours, Tarquin, sujet audacieux, va s'asseoir sur le trône royal; le peuple étonné court aux armes; de là, du sang, des meurtres; la vieillesse succombe; [6,600] le gendre superbe saisit le sceptre arraché à son beau-père; lui-même, égorgé au pied du mont Esquilin, où était son palais, il frappe de son front la terre et tombe ensanglanté. Sa fille, portée sur un char, traversait les rues, fière et la tête levée, pour se rendre au palais paternel. [6,605] À la vue du cadavre, celui qui conduit le char s'arrête et ne peut retenir ses larmes; elle l'apostrophe en ces mots: «Marche, ou ta pitié va être chèrement payée; va, te dis-je, et que la roue, dût-elle résister, passe sur son visage même!» Il nous reste de cette action un témoignage authentique; c'est le nom de Scélérate donné [6,610] à la rue même, flétrissure éternelle du forfait qui l'a souillée! Cependant Tullia ose encore entrer dans le temple élevé par son père; je vais raconter un prodige, et pourtant mon récit ne sera point mensonger. Une statue, assise sur un trône, représentait Tullius; on rapporte qu'elle porta une main devant ses yeux, [6,615] et l'on entendit une voix qui disait: «Voilez notre visage, pour que nos regards ne rencontrent point cette fille criminelle!» On le couvre à l'instant de vêtements; la Fortune défend que jamais on les enlève, et du fond de son sanctuaire, elle-même parle ainsi: «Du jour où le visage de Servius paraîtra pour la première fois découvert, [6,620] on commencera à perdre toute pudeur. Matrones, gardez-vous de toucher à ces vêtements d'une main coupable; qu'il vous suffise de prononcer les prières solennelles, et que la toge romaine ne cesse jamais de couvrir la tête de celui qui fut le septième roi de notre cité.» [6,625] Quand ce temple fut consumé par un incendie, le feu épargna la statue; Vulcain vint lui-même au secours de son fils. Car Vulcain est le père de Tullius; sa mère fut Ocrésia, de Corniculum, femme remarquable par sa beauté. Un jour Tanaquil, ayant disposé les choses sacrées, [6,630] lui ordonna de répandre du vin sur le foyer, orné déjà pour la cérémonie sainte. Soudain, du milieu des cendres apparaît l'image obscène d'un membre viril! Était-ce une réalité ou seulement une vision trompeuse? C'était plutôt une réalité. Sur l'ordre de sa maîtresse la captive le reçoit dans son giron; bientôt elle a conçu Servius, qui naît ainsi d'un germe divin. [6,635] On reconnut quel dieu était son père, quand une flamme brillante vint effleurer la tête de l'enfant, et que l'extrémité de sa chevelure parut toute en feu. Livie te consacre un temple, ô déesse Concorde; témoignage solennel de l'union qui règne entre elle et son époux bien-aimé. Cependant apprenez, races futures, [6,640] qu'un immense palais s'élevait aux lieux occupés aujourd'hui par le portique de Livie. Ce palais seul avait été comme une ville à construire, et il est plus d'une cité qui ne remplirait pas l'espace qu'il occupait. On le rasa, non que le possesseur fût accusé d'aspirer à la royauté, mais comme monument d'une somptuosité dangereuse. [6,645] César fut assez ferme pour ordonner l'anéantissement de ces immenses travaux, et pour sacrifier toutes ces richesses dont il était héritier. Telle est la vraie censure; ainsi sont puissants les exemples quand le gardien des lois exécute le premier ses propres commandements. Le jour suivant ne me présente aucun souvenir digne d'être rappelé. [6,650] Aux ides, un temple a été consacré en l'honneur de Jupiter l'Invincible. Le moment est venu où je dois parler des Quinquatries; c'est à toi, maintenant, blonde Minerve, à seconder mes efforts. «Pourquoi le joueur de flûte se promène-t-il ainsi à l'aventure dans tous les quartiers de la ville? Que signifient ces masques, cette longue robe?» [6,655] Telle fut ma prière, telle fut la réponse que m'adressa la déesse du lac Triton; puissé-je rapporter fidèlement ses doctes paroles! «Au temps de nos antiques aïeux, on avait souvent recours au joueur de flûte, et longtemps il fut en grand honneur. La flûte chantait dans les temples, elle chantait dans les jeux, [6,660] elle chantait dans les lugubres funérailles. Sa peine bien payée lui semblait un plaisir; mais des temps arrivèrent ensuite où cet art, apporté de la Grèce, dut tomber tout à coup. Il faut ajouter qu'un édile avait astreint à dix le nombre de ceux qui pourraient accompagner le cortège des funérailles. [6,665] Exilés volontaires, ils quittent la ville et se retirent à Tibur: il fut un temps où Tibur était un lieu d'exil. L'absence du joueur de flûte se fait sentir à la scène, et près des autels, il ne marche plus à la suite de ce lit suprême où sont portés les morts. Un homme digne d'une condition plus relevée avait été esclave [6,670] à Tibur; mais depuis longtemps il était libre; il prépare un festin à sa campagne, il invite la troupe mélodieuse, et elle veut s'asseoir au banquet. Il est nuit, et déjà les yeux et les esprits sont troublés des vapeurs du vin; un messager entre et prononce ces mots qu'on lui a dictés d'avance: [6,675] «Eh bien, qu'attends-tu pour congédier les convives? Voici que ton patron va venir.» Aussitôt les convives se soulèvent en chancelant, le vin capiteux qu'ils ont bu leur pèse; leurs pieds mal assurés tantôt les soutiennent et tantôt s'y refusent. «Retirez-vous, dit l'hôte»; et comme ils se mouvaient à peine, [6,680] il les fait déposer sur un chariot qu'une vaste claie recouvrait tout entier. Le temps, le mouvement, l'ivresse, tout les porte au sommeil, et la troupe enivrée croit qu'on la ramène à Tibur. Mais bientôt elle entre dans Rome par les Esquilies, et, au point du jour, le char se trouve au milieu du Forum. [6,685] Afin de tromper le sénat et par le nombre et par les apparences, Plautius ordonne qu'ils se couvrent le visage d'un masque, que d'autres personnes se joignent à eux, et que tous soient vêtus de longues robes, pour que les joueuses de flûte puissent grossir encore le cortège; il espère qu'ainsi leur retour passera inaperçu, et qu'on ne l'accusera pas [6,690] de les avoir rappelés malgré la défense de son collègue. L'expédient est approuvé; on leur permet aux ides de paraître sous ce déguisement et de préluder, avec les anciennes mélodies, à des chansons joyeuses.» Minerve venait de m'instruire. Il me reste encore, lui dis-je, à vous demander pourquoi ce jour s'appelle les Quinquatries. [6,695] «C'est sous ce même nom, répondit-elle, que nos fêtes sont célébrées en Mars. Apprends aussi que c'est à moi que la troupe de ces musiciens doit l'invention de son art. C'est moi qui la première, perçant de quelques trous une branche de bois, en ai fait une longue flûte d'où s'échappaient des sons divers. Cette harmonie me plaisait; mais ayant vu mon image réfléchie par les eaux limpides, [6,700] je m'aperçus du gonflement de mes joues virginales. À ce prix, l'art me semblait chèrement acheté; Adieu ma flûte, m'écriai-je, et elle alla tomber sur les gazons du rivage. Un satyre la trouve et d'abord la considère avec étonnement; il ne sait comment s'en servir; il découvre que le souffle en fait sortir un son; [6,705] tantôt ses doigts donnent passage à l'air, tantôt ils le compriment, et déjà il s'enorgueillit de son talent au milieu des nymphes. Bientôt il provoque Phébus lui-même; il est vaincu par Phébus, et pendu; et le fer sépare la peau de ses membres. Mais toujours c'est à moi que sont dues la découverte et l'invention de l'instrument mélodieux; [6,710] voilà pourquoi ma fête est célébrée aussi par ceux qui cultivent cet art.» Voici le troisième jour, et l'on te verra, Thyène, une des sept Dodonides, paraître sur le front du taureau qui porta la fille d'Agénor. C'est en ce jour, ô Tibre, que les ondes du fleuve de l'Étrurie portent à la mer les souillures du temple de Vesta. [6,715] Si l'on peut se fier aux vents, nochers, livrez vos voiles aux zéphyrs; demain ce vent soufflera sur les flots où vous l'attendez. Mais quand le père des Héliades aura plongé ses feux dans les ondes, et que les deux pôles seront couronnés d'étoiles brillantes, le fils d'Hyriée lèvera de terre ses bras vigoureux. [6,720] La nuit suivante, on apercevra le Dauphin. Cette constellation a vu jadis dans tes plaines, ô terre d'Algide, la déroute des Èques et des Volsques. Illustré par ce succès remporté presque sous les murs de Rome, tu rentras en triomphe, Tubertus, porté sur un char attelé de chevaux blancs. [6,725] Déjà il ne reste plus, pour achever le mois, que deux fois six jours; à ce nombre ajoutez encore un jour, ce sera le moment où le soleil quitte les Gémeaux pour rougir de ses feux le signe du Cancer; le culte de Pallas est institué sur le mont Aventin. Voici l'épouse de ton fils, ô Laomédon, qui sort de sa couche; la nuit s'enfuit devant elle, [6,730] et l'humide rosée a cessé d'étinceler dans les prairies; un temple est consacré à Summanus, quel que soit ce dieu, à l'époque où Pyrrhus était la terreur des Romains. Mais quand Galatée aura de nouveau revu l'aurore au sein des ondes paternelles, et que la terre jouira en paix des douceurs du sommeil, [6,735] on verra surgir à l'horizon le jeune homme que la foudre de son aïeul a frappé, et lever ses mains enlacées par deux serpents. On sait l'amour de Phèdre, on sait le fatal égarement de Thésée; trop crédule, il dévoue son fils à la mort. Hippolyte, qui n'a pu être pieux et chaste impunément, se rendait à Trézène; voici qu'un taureau sort du sein des flots [6,740] que sa poitrine brise et partage: les chevaux s'inquiètent, s'épouvantent; leur maître s'efforce en vain de les retenir, ils l'emportent à travers les pierres et les durs rochers. Hippolyte tombe de son char, il s'embarrasse dans les rênes, et son corps, traîné avec violence, est déchiré en lambeaux sanglants; [6,745] il expire, et Diane fait éclater son indignation. «Cessez de vous affliger, lui dit le fils de la nymphe Coronis; je rendrai la vie à ce pieux enfant, et je guérirai ses blessures; mon art triomphera de sa cruelle destinée. Aussitôt il tire de ses coffrets d'ivoire des simples [6,750] dont les mânes de Glaucus avaient autrefois senti la vertu salutaire, quand un augure alla chercher ces herbes, objet de son étude, et qu'un serpent dut une nouvelle existence au bienfait d'un autre serpent. Trois fois il touche la poitrine du jeune homme, trois fois il prononce les paroles qui rappellent à la vie, et déjà celui-ci relève sa tête, qui posait sur la terre. [6,755] «Ton bois sacré, déesse de Dictynne, le cache sous ses ombrages solitaires; c'est Virbius au lac d'Aricie. Mais Clymenus et Clotho s'indignent, l'une de ce qu'on a renoué le fil coupé par ses ciseaux, l'autre de ce qu'on a porté atteinte aux droits de son empire.» Jupiter, craignant les dangers d'un tel exemple, lance [6,760] ses foudres contre celui à qui son art a révélé de trop puissants secrets. Tu te plaignais, ô Phébus; mais Esculape est dieu. Cesse d'être irrité contre ton père; ce qu'il défend qu'on fasse, lui-même le fait en ta faveur. Quoiqu'il vous tarde, ô César, de courir à la victoire, gardez-vous, croyez-moi, de déployer les enseignes si les auspices sont contraires! [6,765] Songez à Flaminius, au lac Trasimène; ils vous disent assez que plus d'une fois les dieux bienveillants se servent des oiseaux pour nous avertir de leur volonté. Si vous demandez à quel moment autrefois la témérité d'un chef causa ce revers? ce fut le huitième jour avant la fin de ce mois. Le jour suivant est plus heureux; Masinissa triomphe de Syphax; [6,770] Asdrubal tombe percé de ses propres armes. Le temps coule, les années nous vieillissent sans bruit; et, dans leur fuite rapide, nous n'avons point de frein pour retenir les jours. Voici déjà les fêtes de Fors Fortuna; qu'elles sont vite revenues! Sept jours encore, et Juin sera fini. [6,775] Allez, Romains, honorez avec joie la déesse Fors; son temple, sur la rive du Tibre, est le présent d'un roi. Traversez à pied les ponts, ou passez le fleuve sur une barque rapide, et n'ayez pas honte de revenir ivres dans vos demeures. Que des nacelles couronnées de fleurs portent les festins et les jeunes convives, [6,780] et que le vin soit bu à longs traits sur la surface des eaux. Le peuple fête cette déesse, parce que le fondateur de son temple fut, dit-on, un plébéien, qui, de la condition la plus humble, s'éleva jusqu'au trône des rois. Cette fête aussi est chère aux esclaves, parce que c'est le fils d'une esclave, c'est Tullius, qui consacra ce temple voisin de nos murs à l'inconstante divinité. [6,785] J'entends un convive qui revient plus que désaltéré, d'une maison des faubourgs, jeter ces paroles aux étoiles: «Ta ceinture se cache maintenant, Orion; peut-être se cachera-t-elle demain encore; mais ensuite je la verrai» S'il n'eût pas été ivre, [6,790] il aurait ajouté que le temps du solstice revenait avec ce jour. Le jour suivant, les Lares ont reçu un temple aux lieux où d'habiles mains tressent d'innombrables guirlandes. Cette époque est celle aussi où Romulus jeta les fondements d'un temple pour Jupiter Stator, en face du mont Palatin. [6,795] Il restait au mois autant de jours qu'il y a de noms pour compter les Parques, quand on te consacra un temple, ô Quirinus, orné de la trabée. Demain est le jour où reviennent les calendes juliennes; soutenez-moi, muses, jusqu'à la fin de ces chants. Dites-moi, déesses du mont Pierus, pourquoi nous voyons à la tête de vos choeurs [6,800] ce héros qu'une marâtre, enfin vaincue, ne reçut que malgré elle dans les cieux? Ainsi parlai-je; ainsi me répondit Clio: «Tu vois un monument élevé par l'illustre Philippe; c'est de lui qu'est née la chaste Marcia; Marcia qui doit aussi son nom à Ancus, le prêtre-roi. Sa beauté égale la noblesse de sa naissance; [6,805] son âme est digne de sa beauté; ainsi tout la distingue, l'âme, la naissance, et la beauté. Ne croyez pas que les éloges donnés à ses charmes soient inconvenants; nous ne craignons pas de louer de leur beauté, même les grandes déesses. Philippe autrefois prit pour épouse la soeur de la mère de César. [6,810] O femme glorieuse et digne de cette famille sacrée!» Ainsi chanta Clio, ses doctes soeurs applaudirent; Hercule aussi l'approuva d'un signe de tête, et ses doigts firent résonner les cordes de la lyre